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De l'adaptation génétique à l'acclimatation

Ouvert sous la présidence du professeur Bernard Halpern, membre de l'Académie des sciences, professeur au Collège de France, organisé par le professeur Jacques Ruffié dans le cadre de l'Institut national de santé et de recherche médicale (INSERM), un colloque sur la préadaptation génétique s'est récemment déroulé pendant trois jours à Toulouse.

Le Monde, 17 novembre 1971

L'adaptation est un phénomène fondamental en biologie. Il conditionne la survie et l'équilibre des individus dans leur milieu. C'est, comme l'a écrit Lucien Cuénot, " un bilan que sanctionne la mort ", bilan entre un stock génétique (donnant au vivant des " possibilités ") et les exigences de l'environnement. Plus cet environnement est sévère (zone polaire, zone hyperaride, régions de haute altitude), plus les populations qui y vivent ou qui y survivent présentent des phénomènes adaptatifs marqués. Quelle est l'origine de cette adaptation biologique ? Il faut distinguer, ici, deux processus très différents dans leurs modalités d'apparition. Il s'agit en premier lieu de l'adaptation au sens strict, qui est un phénomène génétique. Dans une population jeune, composée d'individus de types variés, le milieu favorise les mieux adaptés, défavorise les autres. Après un nombre élevé de générations, seuls les types les mieux " ajustés " à l'environnement auront persisté (plus grande fécondité, longévité plus longue, etc.) au détriment des autres.

L'homogénéité des groupes

Ainsi, l'adaptation génétique se traduit par une plus grande homogénéité du groupe (diminution du polymorphisme en faveur du type le plus avantageux). Ce type adaptatif, qui suppose un tri long et laborieux du matériel génétique, est lent à s'installer. Une fois réalisé, il est définitif (car fixé par l'hérédité) et irréversible. Il correspond à la spécialisation des groupes. Les habitants des hautes Andes, qui présentent des phénomènes adaptatifs assez remarquables, vivent mal en basse plaine. Si leur système respiratoire et cardio-vasculaire est remarquablement adapté à l'existence en atmosphère raréfiée (équipement enzymatique plus efficace que chez les Européens, sensibilité moindre à l'augmentation du C02 du sang, etc.), ces sujets présentent une " paresse " immunologique qui les fait réagir mal aux conditions d'agression tropicale (virus, parasites). Le deuxième type adaptatif, que l'on appelle souvent " acclimatation", répond à un stimulus immédiat : c'est un phénomène purement physiologique, acquis et non fixé. Il s'efface dès que disparaît la cause qui l'avait déclenché. L'exemple le plus typique en est la polyglobulie d'altitude, qui permet à l'Européen arrivant en haute montagne de lutter contre la raréfaction d'oxygène. Cette polyglobulie disparaît dès le retour en plaine. L'indigène des Andes ne présente guère de polyglobulie : il possède un équipement respiratoire cellulaire plus efficace que celui de l'Européen. La dernière séance du colloque a été consacrée à l'adaptation psychologique, volontaire et consciente, rencontrée exclusivement dans le groupe humain. L'homme est capable d'analyser une exigence écologique et d'apporter, grâce à la recherche scientifique, une réponse adéquate et rapide. Ce type d'adaptation prend chez l'homme le relais de l'adaptation génétique ou de l'acclimatation physiologique, et le rend capable de performances situées bien au-dessus des possibilités de la biologie. L'adaptation à la vie sous-marine (M. Broussolle, Toulon) et plus encore aux vols spatiaux (M. Grandpierre, Bordeaux) en donnent des exemples frappants. Ici, rien ne serait possible sans les hautes performances de la technologie (adaptation culturelle). La préparation des vols spatiaux démontrent que l'entraînement physique des astronautes joue certes un rôle important dans la réussite d'un programme (acclimatation), mais que certains sujets, non identifiables a priori par les tests classiques, présentent une aptitude innée aux conditions de vie en apesanteur (préadaptation génétique?). Les mêmes phénomènes sont observés pour les plongées sous-marines en grande profondeur. Faut-il penser que l'homme échappe maintenant aux contraintes de son environnement ? Telle n'est pas l'opinion de MM. Bastide et Raveau (Paris) qui ont étudié les problèmes posés par l'insertion de l'homme de couleur dans la société des Blancs, et par Morton Levine (Fordham University, New-York) qui analysa les dangers biologiques et psychologiques qui menacent une société de plus en plus " condensée " dans les grandes cités modernes, aux nuisances multiples.

 

Les professeurs Ruffié et Laporte sont nommés au Collège de France

14 août 1972  

Par décret en date du 2 août, paru au Journal officiel, du 8 août : Les professeurs Jacques Ruffié et Yves Laporte de l'université de Toulouse-III ont été nommés professeurs titulaires au Collège de France, le premier à la chaire d'anthropologie physique, le second à la chaire de neurophysiologie.

Né le 22 novembre 1921 à Limoux (Aude), M, Jacques Ruffié a fait ses études aux facultés de médecine et des sciences de Toulouse. Montpellier et Paris, où il tut l'élève des professeurs Albert Vandel et Henri Vallois. Docteur en médecine en 1953, docteur ès sciences en 1957, agrégé de l'université en 1958, il a été nommé titulaire de la chaire d'hématologie à la faculté de médecine de Toulouse en 1965 Depuis 1961, il était directeur général du centre régional de transfusion sanguine de la région Midi-Pyrénées. Il occupa, en outre, les fonctions de professeur associé de l'université de New-York de 1969 à 1971. Ses recherches portent essentiellement sur la génétique des populations humaines, abordée par l'étude des facteurs sanguins. En 1963, il fut placé à la direction du centre d'hémotypologie que venait de créer le C.N.R.S., et qui installa par la suite des centres de recherche auprès des populations génétiquement isolées, en particulier dans les zones arides (Sahara, Proche-Orient) et en haute altitude (Andes boliviennes. Népal). L'ensemble de ses travaux fit l'objet de plusieurs ouvrages, dont une récente Hématologie géographique publiée en collaboration avec le professeur Jean Bernard. Le professeur Ruffié est président du conseil de la recherche scientifique sur l'environnement, consultant auprès de l'Unesco dans le département de la politique scientifique.

La notion de race ne s'applique pas à l'homme

La salle numéro 8 du Collège de France à Paris était trop petite, jeudi 7 décembre, pour accueillir la foule qui s'y pressait pour entendre la leçon inaugurale du nouveau titulaire de la chaire d'anthropologie physique, le professeur Jacques Ruffié. Sous le thème quelque peu hermétique d'hémotypologie se cache un problème passionnant et fondamental pour l'homme : existe-t-il des races humaines ? et quelles sont les différences génétiques entre les diverses populations du globe ?

J.-L. L., 9 décembre 1972

Pour le professeur Ruffié, la réponse est sans équivoque : il n'existe pas diverses races humaines, du moins aussi longtemps que l'on utilise la définition classique de race. En revanche, on peut constater des différences génétiques importantes entre les populations. Pour comprendre ce qui peut sembler paradoxal, il est nécessaire de remonter aux définitions. Chez les animaux, une race se constitue quand un certain nombre d'individus vivent isolés. Cette population d'individus suit alors une évolution autonome et elle se différencie, par de nombreux caractères, des individus de la même espèce qui ne font pas partie de cette population. La notion classique de race se fonde donc essentiellement sur un critère géographique d'isolement. Pour tenter de définir scientifiquement des races humaines, le professeur Ruffié a étudié les caractéristiques sanguines de nombreuses populations du monde et leur répartition géographique. Il a constaté que l'on pouvait sans trop de difficultés déterminer des populations, plus ou moins homogènes, possédant chacune telle ou telle caractéristique sanguine. Mais il a également constaté que les populations ainsi définies variaient avec la caractéristique sanguine considérée. S'il existait de véritables races, chacune devrait avoir ses caractéristiques sanguines propres. Et les cartes de répartition des caractéristiques sanguines devraient être identiques quelles que soient les caractéristiques considérées. Comme ce n'est pas le cas, on est amené à affirmer qu'il n'y a pas de races humaines au sens géographique du terme. Cela ne veut pas dire qu'il n'existe pas des différences génétiques entre les diverses populations humaines. Mais la séparation géographique, nécessaire pour qu'il y ait véritablement une race, n'existe pas aujourd'hui chez l'homme. Pour expliquer la situation actuelle, il est nécessaire de considérer plusieurs stades dans l'évolution, qui ont conduit à la formation de l'homme. Le premier est la différenciation biochimique ou " hominisation ". Elle a été suivie d'un stade de " raciation " où une séparation géographique a permis la division du genre humain en trois grandes races : caucasoïde, mongoloïde et négroïde. Certains de ces rameaux se sont encore subdivisés par la suite. Ce sont les facteurs classiques de l'évolution qui ont joué tout au long de cette évolution biologique de l'homme. Mais cette dernière a été suivie par une période originale, qui comprend l'époque actuelle, où l'évolution humaine a été conduite par un processus complètement différent, lié à la très grande facilité d'adaptation de l'homme : grâce à son intelligence, il a pu éviter de se modifier biologiquement pour vivre dans les milieux les plus variés. Il a remplacé l'évolution biologique par une évolution socio-culturelle.

Entretien avec Jacques Ruffié. L'histoire naturelle de nos libertés

Médecin, professeur au Collège de France, âgé de cinquante-six ans, Jacques Ruffié a conduit ses travaux de chercheur à la faculté de médecine de Toulouse avant de fonder le centre d'hématologie du C.N.R.S., à Toulouse également. C'est en 1972 qu'il obtient la chaire d'anthropologie physique au Collège de France. Également directeur d'études à l'École pratique des hautes études, Jacques Ruffié a étendu de plus en plus son champ d'observation et livré en 1976 dans un livre important " De la biologie à la culture " (Fayard) ses réflexions sur l'évolution de la société.

 PIERRE DROUIN, 20 décembre 1977

Jacques Ruffié, la société est remise en question de façon permanente. N'est-il pas temps de faire la part de ce qui justifie cette contestation et de ce qui ne pourrait sans dommage être rejeté par ceux qui veulent vivre ensemble ?

- Les premiers animaux vivaient en solitaires ; beaucoup d'espèces ont conservé ce statut primitif. Le solitaire doit faire face lui-même à toutes les exigences de la vie quête de nourriture, aménagement de l'espace, protection, reproduction. Dans ces groupes, la loi demeure " chacun pour soi et Dieu pour tous ". Même rassemblés en foule, les solitaires n'ont entre eux que des rapports épisodiques (au moment de l'accouplement par exemple). Avec le perfectionnement du système nerveux et le développement du psychisme qui l'accompagne, les individus de certaines espèces se rassemblent en société. Ils se divisent en catégories spécialisées dans une activité préférentielle (récolte, ponte, etc.). Ils présentent entre eux de nombreux rapports et échangent continuellement des messages. Leur activité est coordonnée. Ici, c'est la loi de la coopération qui prévaut. Les premières sociétés durent apparaître il y a longtemps, sans doute chez certains insectes de la fin du primaire. La socialisation constitue un progrès considérable. Libéré de nombreuses tâches assurées par les autres, pouvant désormais se consacrer à une activité dominante, l'animal social présente, pour cette activité, un rendement bien plus élevé que le Solitaire. Les ouvrières de la ruche sont des travailleuses infatigables, la reine bat des records de ponte difficiles à imaginer en dehors du groupe qui la sert, la nourrit, la protège. Chaque membre de la société profite de l'activité des autres. Il ne dispose pas des seules informations qu'il pourrait recueillir lui-même, mais de celles de tous. Dès qu'une ouvrière a repère des fleurs à butiner, sa découverte est communiquée à l'ensemble de la ruche par la " danse " qui constitue le " langage des abeilles." La société tout entière en profite. Le babouin percevant un danger pousse un cri d'effroi qui met la troupe en alerte. Chaque individu ne dispose pas seulement de ses propres yeux ou de ses seules oreilles grâce à l'échange d'informations, il dispose de ceux de tous les autres. Sur le plan de la sélection naturelle, la société constitue un avantage évident par rapport au statut de solitaire. C'est pour cela que la sélection l'a retenue.

Mais la société conduit obligatoirement à des contraintes, pour les individus qui la composent, et ces contraintes sont plus pesantes à mesure que cette société se diversifie. - Une société implique une spécialisation de ses membres, une hiérarchie, des moyens de communication. L'animal social ne fait pas ce qu'il veut, mais obéit à certaines " règles ", suit certains comportements, parfois très complexes. Dans les sociétés les plus anciennes, ces comportements sont innés. Ils correspondent à un programme génétique qui se déroule, toujours identique à lui-même, dès que le stimulus qui le déclenche apparaît. Ces comportements sont inscrits dans le patrimoine héréditaire, au même titre qu'un organe ou une fonction. Ils ont été, comme eux, retenus par la sélection naturelle parce qu'ils étaient avantageux.

Dans ce type social, la liberté de choix est faible ou nulle. Mis dans la même situation, tous les individus réagiront de la même manière. Aucune place n'est laissée à la fantaisie. L'individu soumis à des comportements innés (autrefois appelés instinct) n'a pas de conscience individuelle : il ne saurait être tenu pour responsable de ce qu'il fait. Ses actions ne méritent ni réprimandes ni félicitations. Il suit des règles, mais n'a pas d'éthique. Il n'existe pas de morale du termite. En outre, aucune expérience ne saurait l'enrichir. L'abeille qui construit sa ruche ignore tout du but poursuivi. Elle obéit à un programme ancestral, auquel elle ne peut rien changer. Ce type de société est fixé de manière définitive. Toute remise en cause risque d'entraîner la disparition du groupe. Avec l'apparition des oiseaux, et surtout celle des mammifères, le système nerveux subit un développement considérable. L'animal devient conscient et éducable. Les comportements innés vont régresser pour faire une place grandissante aux comportements acquis. Ce changement, qui est observé tout au long de l'évolution des vertébrés supérieurs, culmine chez l'homme. Il aura un profond retentissement sur les structures sociales. Désormais, l'animal social n'est plus prisonnier de l'A.D.N.; il n'obéit plus à un programme rigide : il a conscience de ce qu'il fait et peut améliorer, et parfois modifier de fond en comble, ses comportements, pour mieux les adapter à une situation nouvelle. Il entrevoit le but qu'il poursuit et agira logiquement.

En passant de la " nature " à la " culture ", quels vous paraissent être les progrès les plus prometteurs ? - Les comportements acquis ne sont pas transmis par l'hérédité ni invariables au fil des générations. Ils sont enseignés par l'exemple et l'éducation et améliorables par l'apprentissage de l'expérience. L'ensemble des comportements acquis constitue la culture. La société du type culturel offre un progrès certain par rapport à la société du type organique, car elle est infiniment plus souple et plus efficace.

" À un changement de conditions de milieu, la société organique ne peut apporter qu'une réponse génétique. Si son patrimoine héréditaire ne renferme pas les facteurs nécessaires à une nouvelle adaptation, elle a toute chance de disparaître. Au contraire, la société culturelle est capable d'adaptation rapide. Face à de nouvelles contraintes, il suffit que l'un de ses membres invente une solution pour qu'elle soit enseignée très vite à tout le groupe. Dans un environnement en perpétuelle modification, l'avantage de ce système est évident. Il est le seul à pouvoir donner une solution quasi immédiate à des contraintes nouvelles. Contrairement à la société organique définitivement figée, la société culturelle est en perpétuel devenir. Il y a des centaines de millions d'années que l'organisation des termites n'a pas été modifiée. La France a connu cinq Constitutions en moins d'un demi-siècle. La signification et la destinée de l'individu ne sont pas les mêmes dans les deux types sociaux. Dans le groupe organique, l'individu naît avec un programme génétique qui le guidera toute sa vie. Il n'a rien à apprendre, et accomplit les mêmes gestes de la naissance à la mort. C'est un individu sans individualité. Son histoire est identique à celle de tous les autres membres de sa caste. L'individu de la société culturelle apprendra durant toute son existence. Ses comportements et son statut social pourront être sans cesse modifiés. Nous changeons tous d'indice et même de qualification durant notre vie professionnelle, avant d'aspirer à la retraite. À tout moment, l'animal culturel peut adapter son activité à ses goûts et à ses possibilités. Notre société est parcourue à tout instant, et dans tous sens, par des gens qui changent de place. L'individu constitue une individualité. L'avantage sélectif de la société culturelle ne saurait être mis en doute ; mais il ne faut pas mésestimer ses faiblesses. La société organique est rigide, mais d'une grande solidité. Obéissant à un programme génétique, elle bénéficie de l'invariance de l'A.D.N. Aucun coup d'État ne menace la reine des abeilles, dont le statut n'a pas changé depuis un temps immémorial. Mais elle n'obtient cette stabilité qu'en renonçant à tout progrès. Libérée du carcan de l'information génétique, la société culturelle est prête à toutes les adaptations, à tous les perfectionnements, mais aussi à toutes les aventures. Aucune de nos inventions n'est inscrite dans nos chromosomes. Si un conflit atomique généralisé détruisait tous les hommes, à l'exception de quelques tribus du centre de l'Australie, l'humanité retournerait brutalement au paléolithique. L'humanité constitue la société du type culturel le plus achevé. Les conditions de l'épanouissement de l'être humain tiennent à sa nature sociale ; elles s'appellent conscience, liberté, responsabilité. Ses comportements innés sont modestes : l'homme doit tout apprendre. Son royaume est l'école. Il n'agit que lorsqu'il est convaincu qu'il doit le faire. Ses actions sont motivées. L'araignée qui tisse sa toile ignore les raisons de son travail. L'agriculteur sait pourquoi il sème son champ et ce qu'il peut en attendre. En l'absence de motivation consciente, aucun instinct, aucune force impitoyable ne le pousserait à semer : il mourrait de faim. C'est un danger qui ne menace pas l'abeille. L'éducation et la connaissance doivent, chez l'homme, passer au premier plan.

L'évolution de la société serait sans doute plus aisée si l'éducation pouvait couler les individus dans le même moule, comme on essaie de le faire dans certains régimes ? - L'éducation est d'abord faite de nos expériences ; ce sont elles qui enrichissent notre personnalité. Aussi, tout homme présente une valeur unique ; l'histoire d'une vie ne se répète jamais. La mort, même du plus humble, est une perte irréparable. Ce polymorphisme culturel constitue peut-être la caractéristique la plus originale de l'humanité et fait que, devant une situation donnée, personne ne réagira exactement de la même façon. Il représente sans doute notre plus grande richesse. Mais ce polymorphisme ne peut s'exercer que dans la liberté. Tout système uniformisant appauvrit.

L'homme conscient doit être libre de décider, selon ses goûts, ses ambitions, ses tendances. La seule limite à notre liberté est la liberté des autres. La personnalité ne peut s'épanouir que dans la tolérance. Contrainte et répression tournent le dos à la condition humaine. Elles ramènent l'homme au stade du programme imposé. Conscient et libre, l'homme est aussi un être responsable, envers lui-même et envers les autres. La responsabilité est la sanction de l'éthique. C'est pourquoi la démocratie libérale et pluraliste est le régime qui répond le mieux aux aspirations fondamentales des sociétés humaines. À leur niveau, toute dictature, que ce soit celle de l'A.D.N., d'un parti politique ou du prolétariat (ce qui revient au même), est contraire aux données de l'évolution. Elle va à l’encontre de la vocation même de l'homme et supprime ce qui fait sa valeur. Elle remet en cause la lente ascension de la conscience qui mit des millions d'années pour accéder au palier humain, c'est-à-dire à la liberté. Elle le ramène au stade de l'animalité. Certaines dictatures ont duré, mais aucune n'a bien fini. Elles ont toujours constitué un recul. "

Le mythe de la race

JACQUES RUFFIÉ (*) 29 novembre 1978

IL est des mythes que l'on croit morts, mais qu'il faut tuer périodiquement. En tentant de justifier l'action qu'il mena pendant la seconde guerre mondiale, Darquier de Pellepoix a ramené, une fois encore, le racisme et l'antisémitisme devant les feux de l'actualité. L'idéologie raciste trouve son fondement " scientifique " dans le schéma que Charles Darwin, inspiré de Malthus et repris par Marx, proposa au milieu du dix-neuvième siècle. Ce schéma, venu au bon moment dans l'Angleterre victorienne qui cherchait une justification à son libéralisme agressif et à ses conquêtes impériales, connut un immense succès et fut longtemps considéré comme un dogme. On l'appliqua à tous les domaines : biologique, sociologique, économique. Il repose sur le principe fondamental de la lutte et de la sélection : entre espèces, races, classes sociales, firmes concurrentes, nations, auteurs dramatiques, etc. La compétition et le triomphe du meilleur, qui élimine les autres, constituent la trame même de la vie : le moteur de l'évolution et les conditions du progrès. Mais un certain nombre de découvertes sont venues tout remettre en cause : d'abord l'existence d'un polymorphisme génétique très vaste, présent dans toutes les populations naturelles (et qui fait qu'aucun individu, en dehors des jumeaux vrais, ne ressemble à un autre), ensuite l'importance des rapports de complémentarité entre individus vivant côte à côte et qui sont infiniment plus utiles, et bénéfiques, que les rapports de rivalités ou d'exclusive. À l'heure actuelle, le schéma sélectif pris dans son sens historique apparaît comme un non-sens biologique.

Trois postulats

Le racisme fait partie de ce non-sens, tout comme l'antisémitisme qui en constitue l'une des formes les plus répandues en Europe. L'antisémitisme repose sur trois postulats :

1) L'espèce humaine, à l'image de certaines espèces animales ou végétales, est divisée en races, parfaitement distinctes ;

2) Cette distinction tient à l'existence de variations, apparues très tôt chez les humains : les unes avantageuses, les autres non, et qui entraînèrent une compétition entre ceux qui les portaient et ceux qui en étaient dépourvus. Cette compétition a élevé des barrières entre les groupes, provoquant ainsi l'apparition de races, les unes supérieures, car dotées des caractères les plus avantageux, capables de toutes les prouesses, aptes à tous les progrès, les autres inférieures, car défavorisées par la nature et responsables de tous les maux. Si les premières l'emportent sur les secondes, l'humanité est promise à un grand avenir. Dans le cas contraire, elle dégénérera peu à peu et finira par s'éteindre, au milieu des souffrances et des malheurs. Dans cette optique darwinienne, la race blanche, qui, depuis des siècles, eut le privilège des inventions technologiques et des conquêtes territoriales, se situe en haut de l'échelle ; les Jaunes arrivent ensuite, et les Noirs enfin : pour les racistes, leur réduction à l'état d'esclaves n'a rien de choquant. C'est la place que leur assigne une constitution médiocre, surtout dans le domaine de la psychologie ;

3) Toujours dans la même optique raciste, Arabes et juifs, que l'on considère comme métissés de Noirs, se situent assez bas dans l'échelle des valeurs. Mais les Arabes, restés généralement dans leurs pays, ne présentent pas de danger pour la race blanche. Les juifs, au contraire, répartis dans toute l'Europe, occupant parfois des places de premier plan dans les sociétés occidentales, constituent une menace permanente pour celle-ci. Par métissage ouvert ou caché, ils introduisent chez les Blancs des caractères inférieurs et provoquent la dégénérescence plus ou moins rapide du groupe. L'idéologie raciste du IIIe Reich, exprimée dès 1924 par Adolf Hitler dans Mein Kampf, repose entièrement sur ce raisonnement, qui attribue à l'apport juif la décadence des démocraties occidentales (Angleterre, France, U.S.A.). Par contre, la pureté relative de la race dite aryenne (Nordiques blonds aux yeux bleus) rend compte de la supériorité de l'Allemagne. Pour dominer définitivement l'humanité tout entière et assurer ainsi son avenir dans le progrès, il faut purger le sang allemand des dernières traces d'élément juif, et faire en sorte que jamais plus cet élément ne puisse compromettre le destin du Grand Reich. D'où la " solution finale " du problème juif, arrêtée à la conférence de Wannsee (Berlin, 20 janvier 1942), qui décida l'élimination physique de tous les juifs. Dès lors, commença une hallucinante chasse à l'homme, bien connue de Darquier de Pelle-poix, dont beaucoup d'entre nous furent les témoins horrifiés.

Pour le généticien, le discours raciste est absurde. Les juifs appartiennent à une culture (essentiellement, à une religion). Ils ne forment pas et n'ont sans doute jamais formé une race, au sens où l'entendent les zoologistes. Il suffit de passer à Tel-Aviv pour deviner toute l'hétérogénéité biologique du peuple juif. À côté d'individus de petite taille, très bruns, aux yeux noirs (type sémitique), tout à fait comparables aux Arabes du Proche-Orient, on rencontre de grands blonds aux yeux bleus, qui rappellent exactement les populations de l'Europe du Nord et qui auraient pu passer pour des aryens typiques dans la nomenclature du IIIe Reich.

Un argument définitif

Mais un argument définitif en faveur de l'inexistence d'une race juive vient d'être apporté récemment par l'anthropologue anglais Arthur Mourant, à partir de l'analyse hémotypologique des communautés juives et non juives rencontrées dans différents pays. Il existe sur les cellules et dans les liquides de l'organisme des molécules dont la présence est directement contrôlée par l'information génétique. Pour des raisons techniques, ces facteurs sont plus facilement recherchés dans le sang (d'où le nom de marqueurs sanguins qu'on leur a donné). Ils forment un nombre élevé de systèmes (groupes sanguins, groupes tissulaires, enzymes, hémoglobines, etc.), et permettent d'identifier un individu avec une extrême précision, en révélant une partie des gènes qu'il porte en lui (c'est-à-dire ce qui fait, fondamentalement, sa personnalité biologique). Ils permettent de définir, avec une précision aussi grande, les populations humaines en révélant, pour chacune d'elles, les fréquences caractéristiques des différents facteurs. En comparant ces fréquences, il est possible de situer les populations les unes par rapport aux autres, de connaître leur parenté biologique, d'évaluer leur degré de métissage, le sens des migrations, etc. Appliquant cette méthode d'analyse aux communautés juives les plus variées (Europe occidentale, Afrique du Nord, Proche-Orient) et en les comparants aux populations non juives qui vivent à leur contact, Arthur Mourant obtient des résultats très significatifs, qui viennent d'être publiés dans un ouvrage paru en Grande-Bretagne (1).

1) Les communautés juives originaires de pays assez éloignés l'un de l'autre, Maroc et Pologne, par exemple, présentent des fréquences de facteurs sanguins très différentes. La " distance génétique " qui les sépare est grande et leur parenté biologique faible. Il s'agit de groupes nettement distincts, que l'on ne saurait, en aucun cas, réunir dans un même ensemble racial.

2) En revanche, les communautés juives sont biologiquement beaucoup plus proches des communautés non juives au sein desquelles elles vivent. Par exemple, les juifs polonais et les Polonais non juifs sont beaucoup plus proches les uns des autres que juifs polonais et juifs marocains. Ce phénomène tient à des causes précises. Au cours de leur histoire, des juifs furent obligés de quitter leur berceau palestinien pour émigrer d'abord sur tout le pourtour de la Méditerranée, puis de " s'enfoncer " en Europe, en suite des persécutions, ou pour des raisons purement commerciales. Dès l'Empire romain, des colonies juives existent dans tout le Proche-Orient, en Égypte, au Maghreb, en Espagne, en Gaule (Lyon et Vienne), en Italie, en Grèce, en Asie mineure, dans les îles de la Méditerranée et jusqu'aux rives septentrionales de la mer Noire (Olbia, Panticapée). Elles s'étendront ensuite à l'Europe occidentale et centrale. À l'origine, ces colonies naissent autour de quelques migrants dont les ancêtres vivaient au Proche-Orient ; mais elles se renforcent bientôt d'indigènes convertis au judaïsme. Ces apports peuvent être importants et conférer à la communauté un certain profil biologique et culturel. De plus, malgré les interdits religieux, ou civils, les échanges sexuels entre juifs et non juifs qui vivent côte à côte ne sont jamais nuls.

3) Si ces échanges ont été capables d'assurer une parenté biologique entre communauté juive et population indigène vivant aux alentours, ils n'ont pas été suffisants pour réaliser une identité absolue. Dans tous les cas, Arthur Mourant observe quelques différences, d'ailleurs discrètes, entre groupes juifs et non juifs vivant sur le même territoire. Ces différences ont une double origine. Elles tiennent d'abord à l'apport ancestral palestinien : dans tous les groupes juifs, Mourant note la présence de certains facteurs sanguins assez communs au Proche-Orient. Elles tiennent ensuite à l'isolement relatif (mais jamais absolu) dans lequel vécurent ces minorités souvent persécutées. L'étude des communautés juives par les méthodes hémobiologiques démontre comment les vicissitudes de l'histoire ne sont pas sans influencer les structures génétiques des populations.

Le cas des juifs n'est qu'un exemple, entre bien d'autres. Longtemps on a considéré, pêle-mêle, les faits culturels et les données biologiques pour classer les humains en " races ". Parler encore de race juive serait aussi fallacieux que de rassembler dans une même race tous ceux qui pratiquent le jeu d'échecs ou la pêche à la ligne. Au stade d'évolution atteint aujourd'hui par l'humanité, le concept même de race ne correspond plus à une réalité (2). Aujourd'hui, les hommes ne se divisent plus en races mais en populations : groupes naturels au sein desquels les individus ont plus de chance de se croiser entre eux qu'avec des populations voisines. Mais les populations ne sont jamais closes : elles présentent toujours quelques échanges dont l'intensité dépend de la possibilité physique qu'ont les individus de se rencontrer. Le monde contemporain n'est qu'un ensemble unique, parcouru de multiples courants. Et ces courants s'accélèrent au fur et à mesure qu'augmentent les moyens de communications. Ce mouvement de brassage, commencé au néolithique, s'est accéléré avec l'histoire. Aujourd'hui, les forces d'homogénéisation l'emportent largement sur les forces de ségrégation. Dès lors, quelle importance accorder aux déclarations d'un vieil homme venu d'un autre âge, prisonnier de ses haines et de ses rancœurs, et qui contribua, il y a quarante-cinq ans, à écrire l'une des pages les plus sombres de notre siècle ?

(*) Professeur au Collège de France.

(1) A. E. Mourant, A. C. Kopec, K. Domaniewska-Sobzak : The Genetics of the Jews, Clarendon Press, Oxford, 1978.

(2) Jacques Rufflé, De la biologie à la culture, Flammarion, 1976. - Albert Jacquard, Éloge de la différence, le Seuil, 1978.

Sociobiologie et génétique, I. - L'extraordinaire diversité des groupes vivants

La sociobiologie - avatar du schéma néo-darwinien - est revenue sur le devant de la scène avec les tenants de la " nouvelle droite ". Nous avons demandé à Jacques Ruffié, professeur au Collège de France, de faire le point sur cette discipline. Il prouve que cette théorie est périmée, mais qu'elle reste dangereuse dans la mesure où " elle pourrait donner un semblant de logique à des affrontements violents entre les peuples ".

JACQUES RUFFIÉ, 11 septembre 1979

Pendant l'été de 1975, E. Wilson, professeur de zoologie à l'université Harvard, annonçait, à grand fracas publicitaire, la parution d'un volumineux ouvrage de sept cents pages consacré à une nouvelle science : la sociobiologie. Wilson en était le père. Son but : analyser et démontrer l'importance de l'hérédité dans tous les comportements sociaux, des insectes à l'homme. Pour Wilson, les structures hiérarchiques, la dominance de certains, l'existence de castes, les tendances à l'altruisme et à l'agressivité, les conflits et les luttes seraient sous contrôle génétique. Ils représenteraient le fruit de la sélection naturelle au même titre que l'œil ou la manière d'utiliser le sucre, et auraient été retenus par l'évolution parce qu'ils ont un caractère avantageux pour la conservation de l'espèce. Au palier humain, les classes et les guerres seraient aussi inéluctables que la digestion ou la marche. Dans tout ce système, bien peu de place est laissée à la liberté. Dans le schéma de Wilson, l'origine de ces comportements tiendrait à la tendance qu'a chaque individu à diffuser au maximum ses propres gènes. Il le fait par deux voies : d'abord en se reproduisant le plus souvent et le plus longtemps possible. Dans cette " stratégie sexuelle ", c'est le mâle qui joue un rôle actif, la femelle exécutant, en quelque sorte, les commandes de son partenaire. Et cela expliquerait la différence, pas uniquement physiologique mais aussi psychologique, qui existe entre l'homme et la femme. Le premier est un conquérant qui doit être obéi, la seconde, une exécutante qui suit des ordres. Signalons au passage que la sociobiologie ignore les sociétés matriarcales qui, en fait de tyranie, n'ont souvent rien à envier aux sociétés patriarcales. La deuxième voie de cette " conquête génétique " consiste pour l'individu à aider à la diffusion des gènes de ses proches, la parenté étant prise dans un sens assez large : enfants, surtout, mais aussi père, mère, frères et sœurs et même cousins. Car tous les sujets apparentés ont un ou plusieurs ancêtres communs et portent donc une fraction du même patrimoine génétique. Aussi, en favorisant la diffusion des gènes de la famille, on aboutit à diffuser ses proches gènes. Cette tendance expliquerait tous les comportements, tant altruistes vis-à-vis des siens qu'agressifs vis-à-vis des étrangers. Dans ce désir de diffusion, les individus entrent en compétition. En définitive, ce sont les mieux armés qui gagnent : c'est-à-dire ceux qui portent les gènes assurant un avantage et en particulier ceux qui donnent les comportements les plus efficaces.

Le schéma néo-darwinien

Soulignons tout de suite que la théorie de Wilson ignore un phénomène bien connu, étudié en France, par Claudine Petit, et qu'on appelle l'avantage du rare. Assez souvent, le sujet exceptionnel issu d'une race différente connaît, au sein de la population, un succès de reproduction étonnant. Ici, ce n'est pas la parenté qui attire, mais l'éloignement. Pour Wilson, l'individu considéré en lui-même n'a pas grande importance ; il n'est que le véhicule des gènes dont il permet l'expression. En définitive, tout se résout à une guerre des gènes dont les facteurs comportementaux représentent les stratèges. Dans cette guerre, le triomphe de ceux qui portent les meilleurs gènes est inéluctable. Et l'homme, tard venu dans un monde fait bien avant lui, n'y peut rien changer : l'ascension sociale de certains est une fatalité biologique, comme le fait de naître avec les yeux bleus. Et les démocrates égalitaristes sont considérés comme des utopistes ou des benêts. Nous n'envisagerons pas ici l'origine et la nature des comportements, sur lesquels il y aurait beaucoup à dire ni les conséquences politiques de la théorie d'Edouard Wilson. De multiples ouvrages l'ont fait. Nous examinerons une question plus simple, mais fondamentale, et qui a été jusqu'ici rarement abordée : celle de savoir si la sociobiologie telle qu'on la présente est conciliable avec les données de la génétique moderne. Le raisonnement de Wilson reprend le schéma darwinien mais en privilégiant les facteurs comportementaux dans la sélection. Pour Darwin, chaque espèce est composée d'individus identiques. Mais de temps à autre apparaît quelque déviant porteur d'un caractère nouveau. Si ce caractère est défavorable, le porteur ou ses descendants sont éliminés par la sélection naturelle ; s'il est favorable, les porteurs sont avantagés et vont, au fil des générations, supplanter leurs ancêtres qui finiront par être totalement éliminés. La sélection naturelle est uniformisante : elle choisit les caractères les plus aptes à répondre aux contraintes de l'environnement. Tous les sujets d'un même groupe, vivant dans les mêmes conditions, en seront pourvus. Les autres disparaîtront. Ces vainqueurs, tous identiques, et qui présentent les mêmes avantages, correspondent à un même modèle, caractéristique du groupe : l'holotype. Pour jouer un rôle dans l'évolution, les variations postulées par Darwin doivent être héréditaires. La réponse à cette exigence fut apportée par les découvertes de Mendel qui démontra comment chaque caractère héréditaire était conditionné par une particule matérielle présente dans la cellule (appelée plus tard gène) indéfiniment reproductible au cours des générations, et comment un gène pouvait exister sous deux formes : une forme normale dite aussi " sauvage ", et des formes anormales ou mutations. Dès lors, le schéma darwinien se résout à une compétition entre gènes : chaque mutation étant retenue ou éliminée suivant qu'elle offre un avantage ou un inconvénient sur le gène sauvage. Le schéma de Darwin, revu et complété par les successeurs de Mendel, fut appelé néo-darwinisme ou encore théorie synthétique de l'évolution ; il implique un processus uniformisant. Tous les individus d'un même groupe vivant à la même époque dans les mêmes conditions de milieu sont identiques, puisque chacun véhicule les meilleurs gènes, les mieux adaptés pour répondre aux contraintes de la sélection, et eux seuls. Durant toute cette période, les zoologistes ont retenu, pour définir un groupe, des caractères invariants. La recherche de l'uniformité était la règle d'or, et la classification synonyme de connaissance. C'est à partir de cette vision typologique que fut analysé le monde vivant, coupé dès lors en " tranches classificatoires " bien précises (espèces, races, etc.), et appréhendé le processus évolutif.

Ce schéma, sur lequel reposait une grande partie des sciences de la vie, et que beaucoup considéraient comme un dogme de foi, fut remis en question par les découvertes réalisées dans la décennie 1950 - 1960 en biologie moléculaire. Ce fut d'abord la mise en évidence du polymorphisme génétique de toutes les populations naturelles. Avant cette date, les systématiciens avaient recours, pour classer les êtres vivants, aux caractères morphologiques, plus rarement physiologiques ou comportementaux. Et, parmi eux, ils retenaient, fort arbitrairement, ceux qui ne changeaient pas d'un individu à l'autre. Or ces caractères obéissent presque toujours à une hérédité complexe ; et surtout, ils sont façonnés, en grande partie, par les conditions de milieu. En d'autres termes, leur réalisation dépend souvent davantage de l'acquis que de l'inné et ne permet guère de se faire une idée précise de la structure génétique de l'individu ou du groupe. Tout change dans les années 55-60, grâce aux techniques d'électrophorèse (1), qui permettent d'identifier un grand nombre de protéines et d'enzymes présentes dans les cellules ou les liquides interstitiels, et qui constituent le produit quasi direct de l'activité des gènes. Désormais, on peut définir les individus et les groupes, non en termes macroscopiques, mais en termes moléculaires. Et cette définition concerne des caractères purement génétiques, qui échappent totalement au modelage du milieu. Les résultats que l'on obtient sont étonnants. Non seulement les populations naturelles ne sont pas uniformes, mais toutes présentent une grande variété génétique. En d'autres termes, la sélection naturelle ne retient pas toujours les mêmes gènes chez tous les individus d'un même groupe, mais des gènes très variés. Certains sujets portent le gène sauvage, d'autres des mutations ; et cela est vrai pour tout le système étudié, aussi bien enzymatique qu'immunologique. Cette diversité est telle qu'en dehors des jumeaux vrais il ne doit exister dans aucune espèce deux individus portant exactement le même équipement génétique, et qu'il n'en existera sans doute jamais.

L'espèce humaine a été bien étudiée. À ce jour, et seulement avec les techniques limitées dont on dispose, il apparaît qu'au moins 6 % à 7 % des gènes présentent des mutations : mais l'inventaire est loin d'être terminé, et le nombre de gènes polymorphes doit être bien plus élevé. Supposons que l'homme porte dix mille gènes capables d'assurer différentes synthèses (gènes de structure) : chiffre sans doute très sous-évalué ; le nombre de combinaisons possibles dans l'espèce humaine serait de 2700, soit environ 10200, ce qui dépasse largement le nombre d'atomes présents dans l'univers connu, qui est de l'ordre de 1080. Aujourd'hui, pour évoquer de très grands nombres, on devrait parler non pas de " chiffres astronomiques ", mais de " chiffres génétiques ". Cette diversité est rencontrée dans tous les groupes : même ceux qui vivent dans les conditions écologiques les plus dures (faune des déserts hyperarides, des hautes altitudes, du cercle polaire, du faune cavernicole, etc.) et qui subissent donc les contraintes les plus sévères. Comment expliquer ce polymorphisme intense ? Son importance, sa généralisation à tous les groupes, le nombre de mécanismes mis en œuvre par la nature pour le maintenir ou l'étendre, montrent qu'il ne s'agit pas d'un hasard, mais d'une donnée conforme à la sélection naturelle. Le monde que nous habitons ne présente pas de conditions écologiques stables. Elles varient dans le temps, du matin au soir, de l'été à l'hiver, et au cours des millénaires des phases de réchauffement aux " pulsations glaciaires ". Elles varient aussi dans l'espace : l'animal qui se déplace, même sur des courtes distances, subit des contraintes différentes : pour un insecte, il lui suffit de passer d'une face à l'autre d'un rocher (c'est-à-dire du soleil à l'ombre), pour l'homme d'aller de la campagne à la ville ou simplement de sa maison dans la rue. Si les conditions d'environnement étaient rigoureusement stables, un gène, et un seul, répondrait le mieux à un facteur sélectif invariant. Mais elles changent sans cesse. Aussi les individus ou les groupes qui présentent un large polymorphisme génétique portent, dans leur patrimoine héréditaire, un nombre de réponses beaucoup plus élevé que les sujets monomarphes. Ils sont capables de s'adapter à des situations plus variées, et présentent donc des possibilités d'activités beaucoup plus larges, dans l'espace comme dans le temps. Prenons un exemple simple. Chez la plupart des organismes supérieurs, les caractères héréditaires sont conditionnés par deux gènes portés au même emplacement (locus) sur deux chromosomes semblables (chromosomes homologues), l'un venant du père, l'autre de la mère.

L'histoire des trois touristes

Soit un gène A responsable de la synthèse d'une enzyme permettant une bonne activité pour une ambiance de 15 à 20 C. Les sujets portant A sur chaque chromosome (sujet A/A, homozygote) devront rester dans des espaces et des temps où la température varie entre ces deux limites. Supposons que ce gène ait subi une mutation .A telle que la nouvelle enzyme assure une activité entre 20 et 25 C. Les sujets homozygotes A'/A' seront piégés entre ces deux frontières thermiques. Ils n'occuperont pas le même territoire que les précédents ou bien seront actifs à un autre moment (de la journée ou de l'année). Mais un sujet portant les deux gènes A/A' (hétérozygote) peut s'accommoder d'une température allant de 15 à 25 C, ce qui augmente beaucoup ses possibilités. Sa niche s'élargit de façon notable ; il aura accès à plus de ressources naturelles ; ses chances de survie et de succès dans la compétition seront plus grandes. Une comparaison banale fera mieux saisir l'avantage de l'hétérozygote : trois touristes marchent sur la ligne frontière entre la France et l'Espagne ; le sentier qu'ils suivent est sinueux et passe tantôt dans un pays tantôt dans l'autre. Tous ont de l'argent mais ne peuvent échanger leur monnaie. Le premier (homozygote) porte des francs dans ses deux poches. Quand il se trouve en France il peut manger à sa guise, mais il risque de mourir de faim quand il est en Espagne. Le second porte uniquement des pesetas : il subit les contraintes inverses : il peut se restaurer facilement quand son compagnon meurt de faim, mais risque la famine lorsque l'autre peut manger. Le troisième, hétérozygote, porte des francs dans la poche droite, des pesetas dans la poche gauche : il peut manger en tout lieu. Son avantage sélectif est évident. L'avantage des hétérozygotes constitue un phénomène très général. Il explique la luxuriance (ou heterosis) des hybrides bien connue des éleveurs, et donc génétiquement très polymorphes, sont presque toujours avantagés sur des sujets issus de lignées pures (et donc très monomorphes). De grands secteurs de l'agriculture moderne sont fondés sur l'hybridation. On voit par là tout ce qu'a de fallacieux la notion de bon ou de mauvais gène postulée par les néo-darwiniens et reprise par Wilson : tout dépend des circonstances. Un gène plutôt défavorable dans un endroit et en un temps donné deviendra très favorable dans un autre lieu ou un autre temps. Les généticiens des populations ont longtemps utilisé le concept de valeur sélective d'un gène qui mesure son caractère avantageux. En vérité, on pourrait dire de ce paramètre ce que le docteur Knock disait de la santé, " un état provisoire et qui ne présage rien de bon ". La théorie de Wilson est difficilement compatible avec le polymorphisme colossal des populations ; elle se situe dans le droit fil de la pensée typologique ; elle en constitue l'avatar le plus récent, et sans doute pas le dernier. Aujourd'hui, on ne peut plus évaluer la " valeur biologique " d'un groupe à son habileté à récupérer et à diffuser les meilleurs gènes et à éliminer les autres. Sa richesse est dans sa variété : c'est-à-dire dans son aptitude à répondre avec efficacité aux plus grands nombres de contraintes écologiques. Au temps présent, la vision typologique du monde fondée sur le monomorphisme génétique des espèces n'est plus soutenable. On doit lui substituer une vision " populationnelle ", seule compatible avec l'extraordinaire diversité de chaque groupe vivant.

(1) L'électrophorèse est le transport vers des électrodes, sous l'influence d'un champ électrique, des particules chargées électriquement en suspension dans un liquide. L'électrolyse permet ainsi de séparer en plusieurs fractions les protéines des humeurs et notamment du sérum sanguin.

II. - La vraie nature des gènes

Dans son premier article (" le Monde " du 11 septembre), Jacques Ruffié, professeur au Collège de France, a examiné l'état des recherches sur la " sociobiologie ", lancée aux États-Unis en 1975 par E. Wilson. Il a également commencé de répondre aux partisans de ce " monomorphisme génétique " sur lequel s'appuie la " nouvelle droite ".

JACQUES RUFFIÉ,   12 septembre 1979

La deuxième acquisition qui est venue remettre en cause le schéma néo-darwinien et rend peu crédible la théorie de Wilson tient à ce que l'on sait aujourd'hui de la nature des gènes et de leur mode d'action. Après Mendel, généticiens et évolutionnistes ont considéré les gènes comme une particule autonome travaillant seule et pour son propre compte, indépendamment de ce qui l'entourait et vouée à une action bien définie. Sous l'influence des travaux effectuée sur la petite mouche du vinaigre, la drosophile, on croyait qu'il existait un gène pour la forme des ailes, des gènes pour la couleur des yeux, d'autres pour la couleur du corps, la disposition des soies, etc., et d'une manière générale pour tous les caractères morphologiques, physiologiques, voire comportementaux. La règle était alors : un gène-un caractère, et l'on considérait tous les traits de l'individu (son phénotype) comme le résultat de l'activité de tous les gènes fonctionnant côte à côte mais de façon autonome dans le patrimoine héréditaire (génotype). On assimilait alors les gènes à des boules colonies, et le processus héréditaire au tirage, les yeux fermés, de boules de différentes couleurs présentes dans une urne. Ce schéma de l'urne guida longtemps le raisonnement des généticiens des populations.

Vers le milieu de la décennie 1950 Jacob et Monod démontrèrent que les gènes pouvaient ne pas fonctionner en permanence mais étaient encadrés par tout un système de régulation qui adaptait sans cesse l'activité de chacun aux besoins de la cellule, en raison de la présence d'activateurs ou de répresseurs. Le fait que le produit de certains gènes puisse servir d'activateur ou de répresseur pour d'autres gènes révélait les interactions nombreuses qui peuvent exister entre facteurs différents. L'indépendance des gènes avait vécu. Ces découvertes furent faites chez la bactérie, qui constitue un matériel d'étude beaucoup plus simple que la cellule des métazoaires. Mais il est vraisemblable que ces processus de régulation sont répandus dans tout le règne vivant. Et si l'on veut conserver le schéma de l'urne, il faut admettre que les boules qui s'y trouvent peuvent changer de couleur.

On pourrait citer maints exemples de ce conservatisme de la vie du côté des gènes de structure. Tout au long de l'évolution, les gènes n'ont pas tellement changé : c'est surtout leur mode d'arrangement qui, en adoptant des combinaisons de plus en plus complexes, ont accru la valeur informative de l'ensemble et donc ses possibilités. Cette accession à de nouveaux paliers de complexité, toujours bâtis avec les mêmes éléments, révèlent chaque fois une foule de qualités nouvelles. Ici encore, faisons une comparaison très simple. Si j'écris O.R.T.F.E., chaque signe a une valeur sémantique simple : celle d'un son élémentaire, tout comme chaque gène contrôle la synthèse d'une chaîne de peptides, en mettant bout à bout quelques-uns des vingt acides aminés que possède le vivant, sans plus. Toute seule, cette chaîne de peptides n'a pas grande signification. Je puis grouper ces lettres en un ensemble cohérent : effort, forêt, fort, frère, etc. C'est-à-dire en autant de programmes qui sont porteurs d'une information beaucoup plus riche : puisqu'elle révèle un mot chargé d'un sens. De la même manière, plusieurs peptides peuvent se grouper pour donner une molécule plus active : une enzyme par exemple. Mais je puis rassembler les mots en phrases, selon une séquence logique qui représente un programme plus complexe : le contenu sémantique augmente encore et cet ensemble révèle des qualités nouvelles, par exemple : " Hier, je suis allé me promener dans la forêt avec mon frère. " Tout comme les mots, les enzymes peuvent se grouper et en intervenant selon un certain ordre, établir une chaîne métabolique (qui fournit de l'énergie, par exemple). Je puis enfin, en groupant les phrases, écrire l'Évangile selon saint Jean ou le Capital, de Karl Marx, ou l'Origine des espèces, de Darwin : autant de textes qui ont une nouvelle valeur sémantique puisqu'ils expriment toute une philosophie. Et les chaînes métaboliques judicieusement combinées créent des systèmes d'intégration et d'échanges très complexes qui représentent la structure même des espèces vivantes.

L'évolution, ce n'est pas l'invention ou le tri de nouvelles lettres; c'est la construction des mots, puis des phrases et enfin des textes à partir d'un petit nombre d'éléments constitutifs, toujours les mêmes; ce n'est pas l'apparition de gènes inconnus au détriment de gènes anciens; c'est la création de combinaisons nouvelles ; c'est-à-dire de programmes nouveaux. Un schéma strictement darwinien a pu jouer dans les premiers temps de la Terre, lorsque la vie encore balbutiante se traînait à l'état de macro-molécules sur les lagunes des océans primitifs, dans cette " soupe chaude de Haldane " où se formèrent les premiers complexes organiques doués d'une certaine activité. Le hasard dut faire naître bien des alternatives entre lesquelles la sélection fit un choix : c'est pourquoi le code génétique est le même pour tous, et la matière vivante, des bactéries à l'homme, ne comprend que vingt acides aminés sur les centaines de millions que l'on peut imaginer. Cela se passait il y a deux milliards d'années. Les matériaux étant réunis, l'évolution allait construire à partir d'eux sans s'embarrasser d'autres matériaux : désormais, tout ou presque, se situera sur le plan des combinaisons de gènes. Mais en ce qui concerne les structures élémentaires, tout est définitivement joué. Ceci permet de saisir une autre erreur des sociobiologistes qui est peut-être la plus grave. A l'origine, dans les temps des grands choix entre les éléments de base, la macro-molécule, ou l'ancêtre du gène, constituaient l'individu. Ils " vivaient " chacun de façon autonome, en attendant le verdict de la sélection, dont ils représentaient la seule cible. Par la suite, à mesure que se poursuivaient les processus d'intégration, gènes et individus divergeaient. Le gène demeura une usine à fabriquer des peptides, mais il s'intégra dans un ensemble fonctionnel, unité nouvelle douée d'une individualité. Les gènes n'avaient plus d'existence autonome : ils ne vivaient que par le programme dont ils faisaient partie. Et c'est ce programme - l'individu, - non le gène, qui devint la cible de la sélection. Le fossé ne cessa de grandir jusqu'à l'apparition des sociétés qui correspondent à des super-individus, et donc à des programmes extrêmement complexes. Cette évolution est lourde de conséquences. Plus un programme se complique, plus il comporte un nombre élevé de chaînes de synthèses biochimiques qui s'entrecroisent dans tous les sens et qui sont reliées par de nombreux feed-back. Cela entraîne l'apparition de multiples alternatives.

Une marche inexorable vers la liberté

Pour faire le son o, je n'ai que la lettre correspondante. Je ne dispose d'aucun choix. Si l'on demande à tous les candidats au baccalauréat d'écrire une dissertation sur le marxisme, j'aurais des milliers de copies traitant, en termes différents, le même sujet. Il me suffira d'en lire une pour avoir quelques notions, bonnes ou mauvaises, sur la philosophie de Karl Marx. Le message pourra emprunter des voies multiples. Le rassemblement des unités informatives de base (les gènes) en systèmes de plus en plus complexes offre un avantage évident : il enrichit notablement le contenu sémantique de l'ensemble. Ensuite et surtout, il crée d'innombrables possibilités. Il n'y a qu'un seul gène pour synthétiser un même peptide : il doit exister des dizaines de combinaisons pour donner des cheveux bruns et des centaines ou des milliers pour réaliser un comportement altruiste si un tel comportement est bien sous contrôle héréditaire. La complexification qui accompagne toute l'histoire de la vie est une marche inexorable vers la liberté. En ramenant toute l'évolution à une compétition de gènes, néo-darwinistes et socio-biologistes l'amputent de ce qui fait son originalité : l'organisation de systèmes intégrés de plus en plus riches. Pourquoi, dès lors, une théorie qui fait appel à des concepts vieux de trente ou quarante ans et maintenant périmés, fait-elle tant de bruit ? Sans doute y a-t-il plusieurs raisons. D'abord le débat a quitté très vite le domaine de la science, où il aurait dû rester, pour entrer dans celui de la politique. Au lieu de se livrer à une analyse critique et objective qui eût vite remis la sociobiologie à sa place, on s'est mis à échanger les injures et même des coups de poing. Et les tenants des théories de Wilson n'en sont pas les seuls responsables. Il est à peine besoin de rappeler les positions passionnées des " radical-scientiste " américains qui n'ont pas toujours servi leur cause. Il est une deuxième raison plus fondamentale, et sans doute liée à la crise que nous traversons. Nous vivons dans un monde de tensions qui risquent d'augmenter encore dans les prochaines années. La hausse prévisible des matières premières, jointe à l'équipement de plus en plus concurrentiel de certains pays du tiers-monde peuvent ébranler de façon durable l'économie et même les structures sociales des vieux pays industriels. Les démocraties populaires n'y échapperont pas. Quant aux pays non industrialisés et dépourvus de matières premières, que l'on appelle le quart-monde, ils sombreront dans la misère, et peut-être dans la famine.

Face à la montée des périls, chaque nation sera tentée de se réfugier dans un égoïsme sacré, en espérant conserver ce qui lui reste de privilèges. Cette attitude risque d'entraîner des conflits qui dépasseront en cruauté tout ce que le monde a connu jusqu'ici. Elle tourne le dos au mouvement évolutif qui enseigne la richesse du polymorphisme et la valeur de l'intégration. C'est donc tout le système des rapports internationaux qu'il faudrait revoir pour instaurer entre les peuples non plus des relations de dominance, qui constituent la tentation permanente des forts, quelle que soit leur étiquette idéologique, mais des rapports de coopération fondés sur le respect de chacun et la recherche de l'intérêt commun. Ce n'est pas en tentant d'écraser une partie de ceux qui la composent, mais en mettant à profit son polymorphisme biologique, culturel, économique, que l'humanité pourrait sortir de ce mauvais pas et l'évolution franchir une nouvelle étape. Mais cela nous obligerait à réviser fondamentalement nos échelles de valeur, nos modes de pensée et nos habitudes de vie. Et n'en déplaise aux sociobiologistes, cette issue n'est pas au-dessus de nos moyens, car une fois encore il nous appartient de choisir. En publiant l'Origine des espèces en 1859, à l'apogée de l'empire victorien, Charles Darwin fut influencé par l'idéologie régnante dans la société occidentale du dix-neuvième siècle. La lutte et la compétition mises en avant par le savant naturaliste n'étaient que la projection dans le monde biologique, du capitalisme sauvage, de la concurrence effrénée, de l'exploitation, de l'aventure coloniale, qui marquaient son temps. La pensée typologique qui hiérarchisait les hommes en races de différentes valeurs, légitimait tout cela. Et Marx, en formulant sa théorie sur la lutte des classes, n'a pas échappé au mythe darwinien. On sait où cela nous a conduit.  Aujourd'hui, le danger de la sociobiologie n'est pas de faire renaître de ses cendres une théorie périmée; périodiquement, l'histoire des sciences connaît de telles résurrections ; elles ne durent jamais longtemps. Le vrai danger de la sociobiologie, c'est de présenter comme une théorie nouvelle de vieux concepts qui pourraient donner un semblant de logique à des affrontements violents entre les peuples, auxquels les civilisations et peut-être l'humanité ne survivraient pas.

L'évolution, fruit de nouveaux " programmes "

Aujourd'hui, le patrimoine héréditaire n'apparaît plus comme formé par un lot de gènes indépendants, agissant chacun pour son propre compte, et au sein desquels la sélection naturelle effectuerait un tri, mais comme un ensemble de facteurs rigoureusement intégrés, reliés par des systèmes de régulation impliquant une foule de rétroactions (feed-back). On ne peut toucher à un élément sans remettre en cause l'ensemble de l'édifice. Le stock génétique de chaque individu (génotype) peut être assimilé aux musiciens d'un orchestre, aux membres d'une équipe de football ou à un groupe chirurgical. Chaque individu présente une activité qui lui est propre ; mais il n'intervient pas n'importe quand et n'importe comment. Il est relié à tous les autres selon un programme rigoureux que la défaillance d'un seul élément peut remettre en cause. Son activité s'insère dans un ensemble cohérent. Il existe des programmes variés, et l'orchestre peut jouer une symphonie de Schubert, la Marseillaise ou un Dies Irae, tout comme l'équipe chirurgicale peut enlever une appendice, ligaturer une artère ou greffer un rein.

Il n'existe pas de gènes spécifiques du chacal ou de la truite ou de l'âne : chaque espèce présente grosso modo les mêmes gènes de structure, mais différemment combinés. Lorsque l'on considère les processus fondamentaux de la vie, on est frappé par leur uniformité. Ce sont les sucres, essentiellement le glucose, qui, en se dégradant, fournissent à la cellule l'énergie dont elle a besoin. Or ce processus bioénergétique suit les mêmes voies dans toutes les espèces ; on les retrouve identiques chez les bactéries et chez l'homme. Les enzymes, qui interviennent pour assurer cette dégradation, n'ont sans doute pas changé depuis plus de deux milliards d'années.

 

La génétique exclut le racisme

À l'occasion du colloque international sur la biologie, organisé par le P.S., à Valençay, le professeur Jacques Ruffié, titulaire de la chaire d'anthropologie physique au Collège de France, fait le point des enseignements les plus récents de cette discipline.Le P.S. organise, du 4 au 6 décembre, au château de Valençay, un colloque international sur la biologie. Jacques Ruffié montre, à cette occasion, à quel point les enseignements les plus récents de cette discipline écartent toute idée de racisme.Jean-Paul Aron dénonce, de son côté, les tentatives de récupération de la biologie par le libéralisme sauvage et attend du colloque qu'il lance un message de tolérance et d'ouverture au monde.

JACQUES RUFFIÉ  5 décembre 1980

On a longtemps identifié les êtres vivants par des traits directement accessibles à l'observateur. Au sein de certaines espèces, on pouvait observer des variations géographiques qui permettaient de distinguer les races. Le même raisonnement s'appliquait au niveau racial : tous les sujets appartenant à une race donnée devaient porter les mêmes caractères raciaux. Ce fixisme - créationnisme fut remis en cause en 1859, lorsque Darwin proposa le premier schéma cohérent de l'évolution. Pour lui, chaque groupe vivant présente, de loin en loin, quelques variations héréditaires. Si cette variation est favorable, ceux qui la portent vont éliminer progressivement ceux qui ne la portent pas. Si elle est défavorable, les nouveaux venus seront eux-mêmes éliminés. Lorsqu'on eut connaissance, au début de ce siècle, des découvertes de Mendel, le schéma darwinien fut transposé du niveau de l'individu à celui du gène (néodarwinisme) : désormais, la lutte s'exerçait entre gènes " supérieurs " et gènes " inférieurs ". Ce schéma s'est révélé inexact le jour où l'on eut la possibilité d'analyser directement le produit d'activité d'un certain nombre de gènes, grâce, en particulier, à la mise en évidence, d'abord dans le sang puis dans les tissus et mêmes les liquides de l'organisme, d'un certain nombre de facteurs contrôlés par l'hérédité.

La découverte des groupes sanguins permit de classer tous les humains en quatre types, et fit entrer la transfusion sanguine dans la pratique courante. Par la suite, bien d'autres systèmes furent décrits, comme le rhésus, en 1940 et, plus récemment, les groupes d'histocompatibilité - dits HLA - mis au jour par Jean Dausset.

L'identification du système HLA a ouvert la voie aux greffes d'organes. En combinant tous ces systèmes, compte tenu de leur grande variété, on peut maintenant caractériser un individu par ses caractères sanguins d'une façon aussi précise que par ses empreintes digitales. Le nombre de combinaisons possibles est tel qu'il n'y a pas, et n'y aura sans doute jamais (en dehors des jumeaux vrais), deux êtres humains génétiquement semblables. On connaît maintenant des centaines de facteurs sanguins dans l'espèce humaine. Certes, ils ne révèlent qu'une petite partie de notre patrimoine héréditaire, qui doit correspondre à plusieurs dizaines de milliers de gènes. Mais ils en constituent un bon échantillonnage qui permet de définir assez rigoureusement la structure génétique des individus et des populations. Récemment, les recherches effectuées dans tous les groupes ont démontré que la variété génétique appelée polymorphisme constituait une règle fondamentale du vivant, ce qui remet en cause la fonction uniformisante du schéma darwinien. Lorsque l'on considère la répartition géographique des facteurs sanguins, la notion même de race disparaît. Pour l'anthropologie traditionnelle, les négroïdes ont l'exclusivité de la peau noire et des cheveux crépus, tout comme les Nordiques sont les seuls grands blonds au crâne allongé. Or, dans la réalité, aucune de ces populations n'a l'apanage du groupe O, du groupe A ou du groupe B ; aucune n'est entièrement rhésus positif ou rhésus négatif. Tous les types se retrouvent dans toutes les " races de naguère ", avec, il est vrai, des variations de fréquences d'une zone géographique à l'autre. Et cette situation est observée pour presque tous les systèmes génétiques aujourd'hui connus et dans toutes les populations du monde. Elle n'est pas propre à l'homme, mais présente aussi dans toutes les espèces animales ou végétales étudiées à ce jour. Dès lors, on peut se demander pourquoi face à la sélection naturelle la nature répond non en gardant une seule catégorie, mais en maintenant une grande variété de gènes. Deux réponses ont été données, qui d'ailleurs ne s'excluent pas. La première, dite théorie neutraliste, défendue surtout par le Japonais Kimura, postule que des gènes sont neutres vis-à-vis de la sélection, et que leur diffusion dans une population dépend seulement du hasard. Ce schéma est sans doute applicable à certains facteurs qui, dans des circonstances données, peuvent être dépourvus de toute valeur sélective. Mais la plupart des gènes ne sont pas neutres : le fait que les poissons soient adaptés à la vie dans l'eau ou les oiseaux à l'existence aérienne ne saurait être le fruit de phénomènes aléatoires. Toute adaptation implique une sélection active.

La population unité de base

La deuxième explication, qui doit être valable pour la majorité des gènes, fait appel aux variations que nous inflige l'écologie terrestre : temporelles (du soir au matin, de l'été à l'hiver, au cours des siècles), ou spatiales, subies par tous les organismes qui se déplacent. Aussi, l'individu qui porte des facteurs variés aura-t-il une gamme de réactions plus étendue que celui qui porte un patrimoine uniforme. Ce qui explique la " luxuriance des hybrides " (ou plutôt des métis) et la dépression des consanguins. Il en est de même au niveau de la population. Si elle était formée d'individus identiques, tous présenteraient les mêmes aptitudes et tendraient à avoir la même activité au même moment. Ils se disputeraient les mêmes ressources, les mêmes partenaires sexuels, le même habitat. La compétition serait sévère et les possibilités d'expansion très réduites. Une armée de vrais jumeaux survivrait difficilement. Au contraire, dans une population génétiquement variée, tous les individus ne sont pas actifs au même moment et au même endroit. La compétition est moins sévère. Ils accèdent à des ressources bien plus abondantes. Les chances de maintien du groupe (et sa probabilité d'évolution) sont beaucoup plus grandes. Le polymorphisme génétique est la meilleure assurance d'avenir. En réalité, la sélection n'agit pas tellement sur le gène, ni sur l'individu, mais sur l'ensemble du groupe de reproduction, c'est-à-dire sur la population. C'est celle-ci et non l'individu qui constitue l'unité de base : génétique, fonctionnelle, évolutive, du monde vivant. On peut se demander alors : quelle est la valeur du concept de race ? La plupart des biologistes considèrent les races comme des espèces en voie de formation, des sous-espèces. Envisageons un groupe occupant une aire géographique étendue, et donc à conditions écologiques variées. Des populations éloignées seront soumises à des contraintes sélectives différentes et tendront à adopter chacune la combinaison génétique qui offre la meilleure réponse à chaque situation. Si elles n'ont plus d'échanges sexuels, par suite de la distance ou d'un obstacle quelconque, elles tendront à diverger peu à peu, chacune acquérant son pool de gènes polymorphes. Elles constituent alors des races. Si pression sélective différente et isolement s'exercent un temps assez long, la divergence pourra devenir telle que les deux groupes ne peuvent plus se croiser (interstérilité). Ils sont devenus deux espèces autonomes. La spéciation implique donc un isolement reproductif rigoureux et une pression sélective originale.

Ces deux conditions ont pu être remplies dans les temps anciens de l'humanité, à l'époque où les hommes étaient répartis sur l'ensemble de l'ancien monde en petits groupes géographiquement isolés. Leur culture encore balbutiante leur laissait subir, de plein fouet, les forces de sélection. C'est à cette période que remonte le début de diversification de l'espèce humaine en Blancs, Jaunes ou Noirs, eux-mêmes découpés en sous-races. Mais, assez vite, ce mouvement de diversification dut s'inverser et faire place à un mouvement d'homogénéisation. D'abord par suite du développement des techniques et des cultures qui permirent à l'homme de rétablir à peu près partout le microclimat humide et chaud qui nous est favorable et de briser ainsi la sélection naturelle, en particulier en confectionnant des vêtements, en aménageant des abris, en domestiquant le feu. Ensuite en amorçant de vastes migrations qui parcourent toute la préhistoire et durent entraîner très tôt des échanges multiples entre groupes humains. Ces échanges ont maintenu, ou étendu, le polymorphisme de notre espèce et conféré à l'homme une extraordinaire faculté d'adaptation. La génétique contemporaine, qui a démontré le vaste polymorphisme de toutes les populations humaines, ne laisse aucune place au racisme. En fait, celui-ci constitue la projection sociologique de la pensée typologique et du schéma darwinien. Certains anthropologues du dernier siècle, tel Galton en Angleterre, ont intégré dans la définition raciale de prétendus caractères intellectuels, voire culturels et technologiques, qu'ils considéraient comme héréditaires. Dans leur vision, les Européens se caractérisent par une peau blanche, mais aussi par une intelligence et une culture supérieures. Interprétant la raciation comme produit d'une compétition darwinienne, ils estimaient que la domination du monde par les Blancs (et surtout par les Anglais) de la fin du dix-neuvième siècle, correspondait à une fatalité biologique, tout comme l'esclavage des Noirs ou la mise en tutelle des Jaunes. Ce courant de pensée fut représenté en France par Vacher de Lapouge, qui développa le mythe de supériorité de l'Aryen et de l'infériorité du juif. Ces théories connurent une large audience, car elles semblaient apporter une justification scientifique à la situation politique du moment. C'est, en effet, l'époque où les pays occidentaux connaissent l'essor de la révolution industrielle. La règle d'or est la concurrence sauvage : le meilleur doit gagner et éliminer les moins bons. Le progrès est à ce prix. L'existence d'un sous-prolétariat vivant aux limites de la misère absolue est considérée comme une loi de la nature et donc inévitable. À l'extérieur, c'est le temps de la grande aventure coloniale qui permet aux pays industriels de se tailler des empires leur fournissant à bas prix les matières premières dont ils ont besoin. Pendant près d'un siècle, le monde vivra sur ce schéma. Il culminera avec le IIIe Reich et conduira à la destruction systématique des juifs dont les " mauvais " gènes, introduits par métissage plus ou moins clandestinement, menaçaient la supériorité de la race aryenne. Ce raisonnement, qui, du point de vue scientifique, constitue une absurdité, entraîna l'élimination physique de millions d'innocents. Car les juifs n'ont jamais constitué une race, mais une ethnie, c'est-à-dire un groupe de populations d'origine parfois très différente, mais unies par une même culture et une même religion. L'étude des facteurs sanguins a démontré que les juifs de Pologne, par exemple, étaient beaucoup plus proches des Polonais non juifs que des juifs marocains... lesquels sont génétiquement très voisins des Marocains arabes ou berbères. On peut se demander pourquoi un schéma aussi manifestement faux renaît périodiquement de ses cendres. Un siècle après Vacher de Lapouge, trente ans après Auschwitz, c'est lui que l'on retrouve à l'origine de la socio-biologie prônée par le zoologiste de Boston, E. Wilson, mais qu'aucun généticien ne peut accepter. L'accueil favorable que certains milieux d'Europe ou d'Amérique ont réservé à une théorie scientifiquement insoutenable tient à des motifs d'ordre politique. Tout comme le schéma darwinien dans l'Angleterre victorienne, la théorie de Wilson rassure, elle tend à justifier les inégalités et les déséquilibres actuels.

La complémentarité et non l'élimination

Peut-on conserver une vision de l'humanité fondée sur une théorie vieille d'un siècle et manifestement fausse ? Il est temps que le mythe de la lutte permanente de l'élimination ou de la subordination du faible par le fort, du pauvre par le riche, prenne fin. La vie n'est pas faite d'éliminations, mais de complémentarité. Tout individu, toute culture, quels que soient sa place et son niveau, enrichit le patrimoine commun. Tout ce qui disparaît appauvrit. Sur le plan intérieur, beaucoup de pays prônent les vertus de la concurrence et l'avantage du libéralisme avancé. On finit par confondre la fin et les moyens. Pendant toute une partie de son histoire, l'activité humaine avait pour but de couvrir des besoins légitimes. Depuis un siècle, le système s'est perverti. La machine de production a pour but essentiel d'assurer des profits, quitte à faire naître des besoins artificiels. Dans les pays à haute technologie, on a vu se développer des sociétés de consommation qui sont des sociétés de gaspillage absurde.

Prenons un exemple. Les maladies cardio-vasculaires sont parmi celles qui menacent le plus nos contemporains. Un Français sur trois, et bientôt un sur deux, en est ou en sera victime. Or ces troubles sont liés en grande partie à une surcharge alimentaire, due surtout aux graisses et aux sucres, ainsi qu'à une existence trop sédentaire. Or la quasi-totalité de la publicité faite à la télévision en faveur des produits alimentaires concerne des desserts gras ou sucrés, alors que nous ne consommons pas assez de fruits, de légumes ou de poisson. Beaucoup d'entre nous n'acceptent plus de faire une marche à pied de 1 kilomètre : ils prennent leur voiture, oubliant que les primates ont des jambes pour s'en servir et que la marche constitue, entre autres, un exercice indispensable à notre équilibre biologique. Mais toute notre civilisation est liée à l'automobile, qui représente l'un des piliers de l'économie moderne et a fini par acquérir une valeur culturelle, en tant que symbole de statut social. Au même moment, l'environnement se dégrade et certaines matières premières, considérées jusque-là comme inépuisables, montrent les signes d'une pénurie prochaine.

Par une réaction de défense bien compréhensible, les producteurs de ressources non renouvelables, et en particulier les " pétroliers ", augmentent leur prix alors que les pays dépourvus de technologie et de matières premières s'enfoncent dans la misère. Si ce mouvement n'est pas inversé très vite, toute une partie de l'humanité, numériquement la plus nombreuse, risque de se trouver au bord de la famine. Et les tensions qui régneront deviendront intolérables. Dans le contexte historique de la pensée typologique et du darwinisme social, cette situation ne pourrait être résolue que par des conflits violents où l'humanité a tout à perdre et rien à gagner. Au temps présent, fonder les relations humaines sur la compétition et la rivalité, en espérant qu'une fois encore les meilleurs gagnent et fassent avancer le monde, conduirait à la faillite. C'est vers une révision profonde de nos types de rapports à l'intérieur comme à l'extérieur des frontières que nous devons nous orienter désormais. Il faut, avant tout, remplacer l'esprit de rivalité et de domination par celui de complémentarité, d'enrichissement mutuel et d'échanges. Parvenu au palier qui est le nôtre, le mouvement évolutif ne peut se poursuivre qu'en impliquant tous les individus, tous les peuples, toutes les civilisations de la terre. C'est notre seule chance de poursuivre l'aventure humaine qui sort à grand-peine de l'animalité.

 

La prouesse de Jacques Ruffié. Le savant devenu conteur.

JEAN-PAUL ARON,  4 septembre 1981

`Qu'un médecin, agrégé de physiologie, professeur au Collège de France et biologiste réputé, s'avise de publier un roman historique m'enchante. Belle avanie à l'esprit du temps, qui incarcère les talents. De son terroir qui court de la Catalogne au Roussillon, Jacques Ruffié aurait pu, selon les instances d'une ethnologie qu'il connaît bien, présenter sagement la revue des sensibilités et des coutumes. Des relations orales, fort goûtées des anthropologues, il eût pu se borner à tirer un essai théorique respectable sur ce petit bout d'Occident où l'Espagne et la France, séparées politiquement, sont solidaires par la géographie, par la langue et par les usages. Sans doute a-t-il préféré, loyal envers ses conteurs, produire le texte dont ils dessinaient naïvement la figure. Car c'est un roman, déjà, que lui offraient sa grand-mère, petite nièce du curé de Cucugnan, l'abbé Roigt, qui termina doyen de Collioure, et, surtout, Emile Dateu (prononcez Datiou), le pêcheur, presque illettré. Sur le carlisme et les turbulences de l'Espagne au dix-neuvième siècle, sur la cruauté des seigneurs et le déchirement idéologique des familles nobles, sur les mutations économiques de la France du Sud pendant le Second Empire, sur l'avènement des chemins de fer, sur le calendrier de la vie collective et les rituels du quotidien, sur la cuisine et l'agencement des maisons, sur la chasse et sur la pêche, sur les conventions et les transgressions de l'existence commune, ces trois personnages lui apportèrent plus qu'un savoir, un imaginaire dont sa Louve restitue le foisonnement. Il y a du Dumas chez Ruffié,et aussi du Féval, du Ponson du Terrail, du Gaboriau, du Montépin, un relent de Rocambole ou de la Juive du Château-Trompette. Des vengeances, des crimes, des tortures, des enlèvements, des ferveurs, des sacrifices, un peu de sublime, beaucoup de beuveries, des délits mineurs, de bons sentiments à la lisière de la féerie. Un pas de plus, et l'on glisse vers le mythe où l'extrême précision du détail confère à l'accessoire la dignité de l'essentiel. L'anecdote, soudain, s'institue en connaissance, tandis que la rigueur, décollant d'elle-même, s'infléchit en dérision. Irrésistiblement, on songe à Raymond Roussel : Ruffié a tout lieu de s'en trouver flatté. Par exemple, sur la fin du roman, tous ses protagonistes, la famille du bébé arraché par vengeance au château de son père, le marquis tortionnaire Conrad d'Alvarez, se retrouvent à San-Mathéo, foyer du drame. On se croirait dans Locus solus ou les Impressions d'Afrique. C'est alors que Jacques Ruffié s'abandonne. Je souhaiterais qu'il fît à ses désirs un sort plus riche encore et qu'il ne mît nul frein, sous prétexte d'exactitude scientifique, pour traiter tous ses personnages comme les femmes qui envahissent son livre, le ponctuant de leur force physique, et me comblant d'aise de surcroît : Dolorès Padilla, un vrai bûcheron, Appoline, un malabar, les pauvresses de la rue Saint-Eloi, une collection d'Hercules, la Louve, son héroïne, un costaud en furie lorsqu'elle défend son honneur ou de justes causes. Bienvenue à ces fantasmes qui redécouvrent le sens de la vie, hors de la civilisation des professeurs qui, depuis trente ans, nous asphyxie.

 

Jacques Ruffié et révolution humaine

La sélection naturelle ne concerne pas l'individu, mais la population tout entière : Jacques Ruffié médecin et biologiste, veut rendre sa force révolutionnaire au darwinisme

CHRISTIAN DESCAMPS, 1 août 1983

MÉDECIN et biologiste, Jacques Ruffié est professeur au Collège de France et à la New York University. Il a travaillé sur la génétique des populations, par le biais de l'étude du sang. Il a notamment écrit De la biologie à la culture (Flammarion) et, récemment, Traité du vivant (Fayard) ainsi qu'un roman historique : Histoire de la Louve (Flammarion).

À partir de l'étude précise de Charles Darwin, Ruffié montre comment on a souvent tenté de dévoyer les concepts de sélection naturelle et de lutte pour la vie. Pour lui, l'unité du monde vivant renvoie moins à l'individu qu'à la population tout entière. Contre la typologie des races, sa vision - plus conforme aux apports de la génétique actuelle - dit que l'homo sapiens peut inventer d'autres horizons. Contre un certain néodarwinisme qui fournissait des arguments aux pires excès racistes, Ruffié propose d'inventer un autre modèle de civilisation, un nouvel ordre mondial.

Charles Darwin invente une nouvelle lecture du vivant, un nouveau schéma de l'évolution. Au siècle des grandes philosophies de l'histoire, cette découverte a subi deux lectures. D'un côté, on y voit l'apologie de la compétition " libérale ", de l'autre côté, Marx, en tire une légitimation scientifique de la lutte des classes.

Plutôt que de Darwin, je parlerai de vision darwinienne. Erasme Darwin -le grand-père, qui sera occulté par son petit-fils - est un personnage extraordinaire. Influencé par les Encyclopédistes, c'est un révolutionnaire partisan des révolutions française et américaine. Il est anti-esclavagiste. Évolutionniste convaincu, il avait, avant son petit-fils, supposé que l'homme descendait de certains singes. On lui a appliqué le terme de darwinisme avant que Charles ne publie l'Évolution des espèces. De fait Charles Darwin applique à la nature les catégories de son temps. On vit dans un monde de capitalisme sauvage, de laisser-faire. Darwin transpose cette conception au vivant.

Darwin emprunte aussi son idée de régulation à un économiste qui est aussi pasteur : Malthus...

En effet, Darwin, qui avait d'abord fait des études médicales, s'était ensuite orienté vers la théologie. Il laisse tout cela pour faire le tour du monde. Quand il visite les Galapagos, il remarque que chaque île a sa propre faune et sa propre flore. Sur ces îles volcaniques récentes, on rencontre des tortues tout à fait voisines d'espèces qu'on trouve sur le continent sud-américain. Il pense alors qu'une espèce s'est diversifiée dans chaque île sous l'effet de la sélection naturelle, de la pression sélective. Cette découverte est remarquable si l'on pense qu'à ce moment on ne sait rien des lois de l'hérédité, qui ne seront découvertes que bien plus tard par Mendel. À cette époque on parle de mélange des sangs, de caractère intermédiaire aux deux parents, ce qui ne cadre d'ailleurs pas très bien avec sa théorie. Sa théorie est moins faite de mélange que de sauts. Quand Mendel découvrira les mutations, on pourra établir la force du darwinisme.

Tout de suite après les découvertes de Darwin, Marx et Engels s'entichent du darwinisme. Le livre de Darwin paraît en 1859. Engels envoie à Marx une lettre enthousiaste : un savant presque théologien vient de découvrir que la lutte et l'élimination sont les locomotives du progrès.

On comprend leur coup de foudre. Marx est ravi de trouver une assise scientifique à son travail. Chez lui, il ne s'agit, bien sûr, pas de la lutte sur le plan biologique, mais de la lutte entre prolétaires et bourgeois, entre ceux qui vendent leur travail et ceux qui profitent du travail vendu. Marx écrit tout de suite à Darwin. On a là une correspondance fabuleuse. Dans la maison de Darwin, que j'ai visitée dans la banlieue de Londres, on peut lire le tome I du Capital qui lui est dédicacé. Mais quand Marx veut aller plus loin, Darwin est un peu gêné. Il a tellement d'ennuis avec le clergé anglican qu'il ne tient pas du tout à s'attirer de nouvelles histoires. Il répond poliment, arguant de son incompétence et de ses mauvais yeux. L'admiration n'est pas tout à fait partagée.

Avec Darwin, le dix-neuvième siècle abandonne donc la fureur classificatoire de Linné.

C'est une révolution fantastique, on passe du fixisme au transformisme. Le transformisme, cela peut mener à couper le cou au roi, à inventer la révolution industrielle, ou des républiques libérales, etc. L'essentiel, c'est que tout bouge. Pendant plusieurs siècles, l'Église a exercé une dictature très dure. En 1709 encore, un père dominicain a été brûlé vif à Toulouse pour avoir soutenu l'idée que l'homme descendait peut-être du singe. Et vous savez qu'aux États-Unis certains ont, tout récemment encore, condamné le darwinisme. Après la révolution copernico-galiléenne, Darwin modifie le champ de la pensée en affirmant que l'homme est, en un sens, un animal comme les autres. Freud voyait là les deux premières blessures infligées au narcissisme humain. Copernic et Galilée, s'ils ont une importance considérable, ne modifient pas la place de l'homme. Avec le transformisme, l'homme est un produit de l'évolution, c'est une véritable mutation conceptuelle.

Qui sera complétée par l'apport de la génétique...

La génétique va dire que la variation est liée à la mutation. Darwin envisage les variations comme de petites choses. L'évolution est gradualiste alors que, plus tard, pour les mutationnistes, elle sera brutale. Aujourd'hui, on sait, grâce à la biochimie et aux facteurs sanguins, que les mutations sont souvent de faible ampleur.

Vous décrivez comment un système qui se complexifie finit par plafonner. Aller plus loin dans l'ordre du vivant, c'est grouper des unités préexistantes en " super-individus " parmi lesquels apparaissent des qualités nouvelles.

Prenez l'exemple des macromolécules qui se sont donné des capacités d'auto reproduction. A un moment donné, trop grosses, elles se cassent. Alors elles se groupent en macromolécules spécialisées. Elles forment une cellule avec au centre les macromolécules informatives. C'est alors qu'apparaît un phénomène tout à fait nouveau : la sensori-motricité. Après des millénaires, la cellule plafonne. Ensuite les cellules se regroupent en formant des êtres pluricellulaires. En se spécialisant les cellules permettent de créer des super-individus dotés de qualités nouvelles. Mais le super-individu va plafonner à son tour.

Les sociétés vont alors regrouper ces ensembles...

Bien sûr. Le social sert à aller plus loin. Regardez ce que récolte un insecte solitaire et ce que récolte l'ouvrière d'une ruche.

Passons à l'humain. L'homme est un omnivore opportuniste qui fait feu de tout bois. On a beaucoup polémiqué sur ses rapports au milieu.

Ces bagarres ont essentiellement eu lieu chez les philosophes. Je pense que l'erreur de Wilson et de la socio-biologie, c'est de vouloir appliquer le modèle des insectes au monde humain.

La socio-biologie serait-elle le dernier avatar de la théorie sélective ?

De fait, aucun généticien ne prend cette théorie au sérieux. Elle ne fait que recycler un vieux néodarwinisme, celui de la lutte entre les gènes égoïstes et les autres. Or on sait aujourd'hui que l'on retrouve dans toutes les populations les allèles (1) les plus variées. De fait, quand on regarde les deux branches du phylum évolutif, on se rend compte qu'elles ont évolué sur des modèles différents. Il est dangereux de vouloir réduire l'un à l'autre ! La société d'insectes n'est qu'un super-individu pour qui les comportements sont innés, inscrits dans des programmes génétiques. L'abeille sait comment aller recueillir le pollen, elle sait danser. C'est parfait, mais c'est toujours pareil ; par contre, dans l'espèce humaine, nous ne cessons d'inventer et de changer.

Dans le règne animal, on assiste au remplacement du programme génétique par des comportements acquis.

Oui, mais chez les animaux à sang chaud - et surtout chez l'homme, - ce qui est essentiel, c'est la capacité à se défaire du carcan de l'A.D.N. Chez l'homme, tout cela est démultiplié grâce à l'éducation.

La grande révolution biologique contemporaine, ce serait la découverte du polymorphisme génétique ?

Il s'agit d'une notion nouvelle qui fait de la population l'unité de base de l'espèce. Penser en termes de population plutôt qu'en termes typologiques, c'est formuler une théorie synthétique de l'évolution. Une sélection uniformisante serait incompatible avec le polymorphisme génétique. Les neutralistes prétendent aujourd'hui que la plupart des mutations demeurent neutres. Seules les mutations très défavorables sont éliminées. Dans cette hypothèse, la sélection est un garde-fou ; elle n'innove pas, elle maintient. Mais je ne connais pas de neutralistes absolus. Je crois que la thèse dite sélectionniste est beaucoup plus riche puisqu'elle pense en termes de population, d'ensemble d'individus interféconds. Le polymorphisme diversifie les aptitudes. Il permet de reculer les frontières des niches écologiques, d'élargir les horizons, de multiplier les chances de survie, de diversifier les concurrences. Si tous les hommes désiraient le même type de femme, se levaient à la même heure, avaient les mêmes aspirations, la société humaine serait un enfer.

Vous faîtes l'apologie de la diversité. Ainsi le métissage serait une chance ?

Nous sommes tous des métis si l'on remonte un peu dans l'histoire. L'étude des groupes sanguins montre d'extraordinaires brassages de populations depuis le néolithique. Et puis, des Esquimaux aux Touaregs, il y a un flux génétique continu. Au plan des sociétés humaines, le polymorphisme offre aussi des avantages considérables. En effet, l'humain peut communiquer logiquement avec ses voisins. Face à un problème donné, les individus proposent des réponses différentes. Mais, ces réponses, ils se les racontent. Ce qui caractérise l'humanité, c'est d'être faite d'individus intelligents et intégrés. Les quatre milliards d'habitants de la planète sont interféconds et intercommuniquants. Grâce aux médias ou à l'espionnage industriel, une grande découverte ne restera pas longtemps secrète.

Les grandes civilisations ont d'ailleurs explosé dans des lieux de contact : au Proche-Orient, dans le Sud-est asiatique, en Méso-Amérique, etc.

Quand les hommes se rencontrent, ils se battent souvent, mais ils échangent aussi. C'est l'aventure de la culture humaine.

On parle beaucoup ces temps-ci des possibilités énormes qu'apporterait une révolution biotechnologique.

Il y a plus de dix mille ans que l'homme a appris à domestiquer les plantes et les animaux pour les faire se reproduire. Cela a donné les races domestiques que nous connaissons encore. Aujourd'hui, on peut créer des espèces nouvelles en domestiquant l'A.D.N. On commence même à fabriquer des morceaux d'A.D.N. qui n'existaient auparavant que dans l'esprit de l'homme. Cela ouvre des possibilités fantastiques, et permettra peut-être de doubler les récoltes de riz. L'humanité pourrait atteindre un nouveau palier. Ces découvertes pourraient permettre de démultiplier la production, ce qui est une réponse à la question de la démographie.

Vous parlez également de l'avantage sélectif du plaisir. La pire des catastrophes qui pourraient frapper -disparition mise à part - ce serait la perte de la sexualité ?

Si vous étiez le Bon Dieu et si vous aviez le choix entre reproduction sexuée et asexuée vous choisiriez peut-être la reproduction asexuée. C'est la plus simple. La reproduction sexuée exige deux individus pour en produire un troisième. C'est difficile, aléatoire.

" Si la nature l'a conservée c'est qu'elle a servi à entretenir et à renouveler le polymorphisme. Chaque génération offre de nouvelles chances. Mais faire l'amour, cela exige des efforts. Il faut que le mâle cherche une femelle plutôt que de se dorer au soleil. Après il faut la convaincre, il faut être le plus fort, le plus séduisant. S'il n'existait pas une gratification de plaisir, la plupart des êtres vivants ne feraient sans doute pas l'amour par devoir. Le sexe et la mort sont donc utiles au renouvellement du vivant.

Intéressé par l'histoire des idées, vous démontez les fantasmagories de Gobineau.

Gobineau est un diplomate qui s'ennuie dans une Europe qu'il trouve toute faite. Ce contemporain de Darwin, qui se pique d'anthropologie, s'avise de rechercher la race supérieure qui aurait produit la civilisation comme d'autres ont produit la poterie. Son schéma est en fait assez simple. Il prend un atlas et trace un triangle entre les grandes civilisations. Au centre de ce triangle, il trouve le Népal où il situe ses trop fameux Aryens. Et comme il aime beaucoup Wagner et les Allemands, il va retrouver leurs descendants outre-Rhin.

Darwin avait montré une grande prudence quant à l'application de sa théorie aux sociétés humaines. Ce ne sera pas le cas de son cousin Francis Galton...

En effet, Galton fera appel au schéma darwinien pour expliquer l'existence de races hiérarchisées. Dans son ouvrage de 1869, le Génie héréditaire, il considère que les races humaines se définissent par des caractères morphologiques. Il tente, lui, de bâtir un racisme scientifique dans lequel on trouverait tout en bas les Noirs, tout en haut les Anglais, et plus haut encore la famille Darwin.

Vacher de Lapouge va, lui-aussi, construire un schéma raciste en y ajoutant la théorie de l'antisémitisme.

Gobineau se préoccupait essentiellement de la race supérieure. Vacher de Lapouge s'intéresse à la race inférieure ; son fils sera d'ailleurs fêté par les nazis. Chez lui, plus on a la peau sombre, moins on a de qualités biologiques. Quand les Blancs noircissent un peu, c'est très mal. Mais il y a pis : les juifs sont porteurs de mauvais gènes ; ils risquent alors d'empoisonner le sang aryen. Ces pseudo-théories étaient tellement bêtes, qu'on ne les prenait guère au sérieux jusqu'à ce qu'un certain Hitler ne les prenne au pied de la lettre.

Votre conception du vivant voudrait, en intégrant le social, offrir une nouvelle image de la compétition.

L'humanité a brisé ses carcans anciens, mais elle a abandonné aussi ses freins naturels. Chez les animaux, on ne tue pas à l'intérieur de son espèce. Comme le dit la sagesse populaire, les loups ne se mangent pas entre eux. Mais l'homme pourra peut-être - s'il ne se détruit pas - dépasser les classes et les nations. Le défi de notre époque c'est de re-socialiser l'ensemble de la société. En place des vieilles compétitions, des écrasements, il s'agit de pratiquer effectivement la complémentarité, de reconnaître combien le plus faible est utile. Les cultures sont égales. Un laboratoire de prix Nobel, une armée de maréchaux, seraient d'une inefficacité totale. "

(1) Un gène et ses mutations composent une même série d'allèles.

 

Les guerres ont soif 1917, l'Espagne, Stalingrad...

JACQUES RUFFIÉ, Professeur au Collège de France, 16 avril 1984

M. Edmond Hervé, secrétaire d'État à la santé, vient de confier à M. Jacques Ruffié, professeur au Collège de France, une mission spéciale destinée à l'étude des améliorations possibles en matière de transfusion sanguine et produits sanguins d'origine humaine. À cette fin, M. Ruffié consultera notamment, indique le secrétariat d'État à la santé, les " principaux organismes français travaillant dans le domaine de la biotechnologie des fractions sanguines ". Le professeur Ruffié explique ici l'histoire passée, la situation actuelle et les perspectives d'avenir de l'étrange industrie - celle du sang - qui naquit au début de ce siècle. Pendant des millénaires le sang fut, dans la plupart des civilisations, synonyme même de vie. Un traumatisme, une " effraction ", du corps de l'homme ou de l'animal se traduisait par une fuite de sang qui, si elle se prolongeait, aboutissait inéluctablement à la mort. Et les premiers chasseurs savaient que, pour s'emparer du gibier, il fallait le blesser, le saigner à mort. L'apparition spontanée du sang dans les crachats, les vomissements, l'urine, fut considérée, depuis la plus haute antiquité, comme un signe de mauvais augure, révélant que la vie du sujet était en danger. Aussi le sang jouit-il longtemps d'une réputation mythique. Dans une époque où l'on ignorait tout du système nerveux, on voyait en lui le siège du principe vital et de nos aptitudes physiques et intellectuelles. Déjà les Égyptiens faisaient prendre des bains de sang aux illustres vieillards, d'autres le leur faisaient boire, en choisissant comme donneurs les animaux les plus vigoureux et les plus farouches. Dans la Rome impériale, à la fin des combats de gladiateurs, il n'était pas rare que des spectateurs se précipitent dans l'arène pour boire le sang des victimes. Et l'on ne saurait compter, tant elles sont nombreuses, les tribus où les vainqueurs ont bu ou boivent encore le sang des vaincus, surtout quand ceux-ci ont fait preuve de courage, car il est censé leur apporter les mêmes vertus. Lors de la Révolution française, il y a deux siècles, le sang des aristocrates guillotinés était volontiers offert à boire aux pauvres. En vérité, aucun peuple n'a l'exclusivité de ce type de cannibalisme que l'on retrouve dans tous les siècles et tous les pays. La première tentative de transfusion sanguine interhumaine remonte très loin dans le passé. Un récit hébraïque révèle qu'un roi de Syrie, Naam, atteint de lèpre, " eut recours à des médecins qui, pour le guérir, lui ôtèrent le sang de ses veines et en remirent d'autre ". Ovide, dans ses Métamorphoses, raconte comment Médée tenta de revigorer le vieil Anchise en remplaçant le sang de ses vaisseaux cervicaux par celui d'un jeune homme en pleine santé. Au Moyen Age, quelques tentatives de transfusion sanguine furent pratiquées dans des cas désespérés. D'après un récit de Reynaldi, le pape Innocent VIII, gravement malade, reçut trois transfusions qui coûtèrent chaque fois la vie au donneur sans pour autant guérir le pape, qui succomba quelques jours après. C'était à la fin du quinzième siècle. Mais il faut attendre la découverte de la circulation du sang par Harvey en 1616 et son étude sur la physiologie du cœur pour que la transfusion quitte l'empirisme et devienne une opération rationnelle, au moins sur le plan mécanique.

En 1651, Don Robert des Babets, bénédictin français, met au point le premier " appareil de communication " fait de " deux tuyaux en argent reliés par une petite bourse de cuir de la grosseur d'une noix ". Parfois, des guérisons quasi miraculeuses se produisaient chez des sujets en train de mourir d'une grande hémorragie. Mais souvent, le sang injecté agissait comme un véritable poison et le malade mourait, après avoir uriné de l'hémoglobine et subi un véritable blocage rénal, dans les heures ou les jours qui suivaient la transfusion. Aussi, devant ces dangers alors inexpliqués, l'injection de sang fut-elle complètement abandonnée pendant les dix-huitième et dix-neuvième siècles. En 1875, malgré les progrès de la physiologie dus à Claude Bernard et les bouleversements entraînés par la révolution pasteurienne dans le domaine de l'asepsie et de l'antisepsie, la transfusion restait ignorée au profit de l'injection d'eau salée (sérum physiologique) préconisée par Hayem. Ce liquide était apte à rétablir, au moins en partie, la masse circulante, mais tout à fait incapable, et pour cause, de jouer le rôle des protéines plasmatiques et plus encore des globules rouges, des globules blancs et des plaquettes.

Tout allait changer en 1900 quand Landsteiner, un jeune Autrichien alors âgé de trente-deux ans, découvrit que tous les sangs humains n'étaient pas semblables mais que les hématies pouvaient porter à leur surface deux substances qu'il appela A et B. Leur absence ou leur présence, simultanée ou isolée, permit de définir quatre types sanguins immunologiques : A, B, AB et O. Ces " facteurs " sont des antigènes capables de réagir vis-à-vis d'un anticorps correspondant. Or, chaque sujet présente régulièrement, dans son sérum, le ou les anticorps ne correspondant pas aux antigènes qui se trouvent sur l'hématie. S'il n'en était pas ainsi, c'est-à-dire s'il y avait concordance entre antigène et anticorps chez un même individu, il y aurait autodestruction des cellules et la vie serait impossible. D'une manière générale, un sujet est incapable de fabriquer des anticorps contre ses propres substances, en dehors de cas pathologiques particuliers qui donnent lieu aux maladies auto-immunes, où, en quelque sorte, le patient se détruit lui-même. Au cours de l'hiver 1942-1943, l'armée allemande pratique le transport de quantités massives de sang pour faire face aux besoins énormes du front de l'Est. Des milliers de flacons, spécialement conditionnés, furent parachutés sur Stalingrad, où, à partir du 22 novembre 1942, l'armée de von Paul se trouvait encerclée. Les Américains, de leur côté, précisaient le rôle important du plasma pour lutter contre l'état de choc de certains blessés. Desséché en une poudre fine qui pouvait être conservée pendant des mois à température normale, le plasma est remis en solution dans de l'eau stérile au moment de l'emploi. Il apporte au blessé, ou à l'opéré, quantité de matériaux alimentaires, organiques, minéraux, ainsi que des enzymes, des hormones, des vitamines immédiatement utilisables, ce qui lui confère un pouvoir hémostatique et " déchoquant " considérable. Le deuxième conflit terminé, la transfusion allait s'imposer partout comme une pratique courante et permettre à la chirurgie d'aborder des domaines qui tenaient jusque-là de la science-fiction (chirurgie à cœur ouvert par exemple). Aussi, pour la plupart des pays, la transfusion sanguine devint une affaire d'État. Suivant l'orientation culturelle et sociologique de chaque peuple, deux politiques différentes ont vu le jour. La première a consisté à considérer le sang comme une simple marchandise (Amérique du Nord et Amérique du Sud, Espagne, certains pays du tiers-monde, Chine). Les donneurs étaient payés : ils vendaient leur sang comme d'autres vendent leur travail ou les produits de leur jardin. La deuxième, préconisée par la France, a imposé le bénévolat, en considérant que le sang n'était pas une denrée comme les autres, mais un produit humain ne pouvant faire l'objet d'une commercialisation.

La loi du 21 juillet 1952, articles 666 et suivants du code de la santé publique, et leurs circulaires d'application, largement mises au point par le directeur général Aujaleu dont on ne dira jamais assez le mérite (1) réglementent la transfusion sanguine dans notre pays. Très vite dans les années d'après guerre, le monde entier se couvre d'un réseau transfusionnel. Entre-temps, de nouveaux systèmes immunologiques avaient été découverts : tel le système Rhésus, qui est le plus connu d'entre eux et peut causer, outre des accidents transfusionnels, des conflits immunitaires entre la mère et le fœtus. Pendant neuf mois, et dans les conditions normales, le fœtus constitue une greffe parfaitement tolérée par l'organisme maternel, bien que l'un et l'autre n'aient jamais exactement le même équipement immunologique. Mais il arrive, de loin en loin, que la mère s'immunise contre un antigène présent chez le fœtus hérité du père et qu'elle-même ne possède pas (par exemple femme Rh- portant un enfant Rh+). Elle fabrique alors des anticorps qui traversent le placenta et vont léser les hématies lors des grossesses suivantes. C'est la maladie hémolytique néonatale, qu'il est facile maintenant de prévenir.

L'étude de sérum de malades polytransfusés permit ultérieurement à Jean Dausset de découvrir des facteurs situés non sur les hématies mais dans la plupart des autres tissus. Les plus importants correspondent au système HLA (système majeur d'histocompatibilité) qui intervient au même titre que les groupes sanguins classiques pour donner à chacun de nous sa véritable identité biologique avec une précision aussi grande que les empreintes digitales. Mais le système HLA ne joue pas qu'un rôle passif : il constitue à la fois " la douane et la police " de l'organisme. Capable de reconnaître le soi du non-soi, il déclenche contre ce dernier une série de réactions immunitaires complexes, conditionnant l'agressivité de certaines cellules contre l'intrus ou la sécrétion, par d'autres cellules, d'anticorps capables de s'attaquer de façon spécifique à l'élément étranger et à lui seul. Des systèmes comparables furent retrouvés loin dans la phylogénie (chez les vertébrés à sang froid par exemple) et durent être mis en place très tôt par la sélection naturelle (2). Cette découverte, due au Français Jean Dausset, qui lui valut le Prix Nobel en 1980, exactement cinquante ans après Landsteiner (1930), a permis les premières greffes d'organes (en particulier du rein) et ouvert d'immenses perspectives sur cette thérapie de substitution qui, pendant un demi-siècle, ne s'était guère appliquée qu'au sang.

(1) Soulignons au passage que l'Académie nationale de médecine n'a jamais jugé opportun de recevoir dans ses rangs le professeur Aujaleu bien que, depuis le gouvernement provisoire d'Alger en 1943 à sa retraite en 1969, on lui doive la réorganisation totale de la santé publique française mise à mal par la guerre et les années d'occupation ainsi que la mise sur pied d'un organisme de recherche médicale particulièrement efficace : l'Institut national de santé et de la recherche médicale (INSERM).

(2) Voir W.-W. Socha et J. Ruffié. Blood groups in primates. Edit. R. Liss, New-York, USA, 1983.

 

Une histoire biologique de l'Hexagone. Nancy et Strasbourg ; Toulouse et Bordeaux. D'où viennent les parentés et les différences.

JACQUES RUFFIÉ professeur au Collège de France, 13 août 1984

EN 1900, un savant autrichien, Karl Landsteiner, fixé plus tard aux États-Unis, mit en évidence que tous les sangs humains n'étaient pas identiques, mais que les globules rouges pouvaient appartenir à trois types, selon deux substances qu'ils portaient ou non à leur surface : le groupe A, le groupe B, le groupe O (ainsi appelé parce qu'il ne possède ni A ni B). Un quatrième groupe AB, fait de sujets qui ont les deux facteurs, fut décrit peu après. Ces découvertes eurent un retentissement considérable, tant dans le domaine pratique que dans le domaine théorique. La connaissance des groupes sanguins permit d'abord de faire entrer la transfusion dans la pratique courante, en révélant des " règle de comptabilité " (résumées aujourd'hui dans le fait que donneurs et receveurs appartiennent au même groupe sanguin).

En matière de chirurgie, après les découvertes pasteuriennes, le facteur limitant ne fut plus l'infection des plaies opératoires, mais les hémorragies. La transfusion permettait de pallier les pertes de sang au cours même de l'intervention et donc de prolonger celle-ci. De nouveaux domaines, qui eussent paru jusque-là comme de la science-fiction, furent abordés avec succès (chirurgie à cœur ouvert avec circulation extra-corporelle, neurochirurgie, chirurgie ostéo-articulaire lourde etc.). La deuxième conséquence, plus profonde encore, fut d'ordre conceptuel. Jusqu'à la découverte des groupes sanguins, on découpait l'humanité en grandes races (essentiellement : blancs ou caucasoïdes, jaunes ou mongoliens, noirs ou négroïdes), elles-mêmes subdivisées en races secondaires (pour les blancs, par exemple on décrivait une race nordique faite de grands blonds aux yeux bleus, au crâne allongé, habitant surtout le nord de l'Europe ; des petits bruns au crâne allongé répartis sur le pourtour de la Méditerranée et composant la race méditerranéenne ; d'autres, un peu moins bruns, plus grands et plus trapus, au crâne aplati, appartenaient à la race alpine). Dans cette conception typologique, qui demeura le " credo " des anthropologues pendant plusieurs siècles, tous les individus appartenant à une même race devaient porter les mêmes caractères raciaux, qui permettaient de les classer. En termes génétiques, cela signifiait qu'ils avaient en commun une certaine partie de leur patrimoine héréditaire.

Si ce schéma correspondait à la réalité, chaque race (ou tout au moins chaque grande race) devait avoir son propre groupe sanguin, et lui seul. Or, dès 1917-1918, un couple de sérologistes polonais, Ludwig et Hanna Hirszfeld engagés comme volontaires dans les services de santé des armées alliées du front de Salonique, montrent, à partir des contingents envoyés par la Grande-Bretagne et la France des différentes parties de leurs empires coloniaux, que toutes les races possèdent tous les groupes sanguins connus à cette époque, qu'il y avait des noirs A ou B, comme les jaunes ou les blancs, et qu'aucune race n'avait l'exclusivité absolue de tel ou tel type, même si les fréquences pouvaient fortement varier d'une population à l'autre. D'autres systèmes sanguins, découverts plus tard, (MNSs, P, Rhésus, Kell, Duffy, Kidd etc.) ont montré les mêmes variations intra-raciales. Aussi, pour le généticien, il ne saurait exister de races au sens strict du terme (sous-espèce) mais des populations faites d'individus vivants à la même époque, dans un même lieu, et capables de se croiser. Ils participent au même pool de gènes dont ils constituent, en quelque sorte, l'émergence visible. Depuis cette époque, on s'est rendu compte que la variété génétique existait dans toutes les populations naturelles, tant végétales qu'animales. Elles constituent la loi fondamentale de la vie. La substitution de la pensée populationnelle à la pensée typologique est sans doute la plus grande résolution conceptuelle qui a touché les sciences naturelles depuis les découvertes de Darwin. Par la suite, on devait identifier un nombre élevé de " nouveaux " systèmes génétiques, présents ailleurs que sur les globules rouges. Citons les immunoglobulines (molécules présentes dans le sérum, mais non sur les cellules et qui forment plusieurs " groupes ", Gm, Inv, etc.) étudiées en France surtout par Claude Ropartz et son équipe, les enzymes cellulaires et plasmatiques.

Enfin les groupes d'histocompatibilité, derniers venus qui correspondent à des substances présentes sur les globules blancs (leucocytes) et la plupart des cellules composant les organes. Ils furent décrits par J. Dausset dans la décennie 1960 et permirent les premières transplantations d'organes (de rein et de cœur en particulier), tout comme la découverte de Landsteiner avait permis la transfusion de sang. Le système majeur d'histocompatibilité dit HLA est génétiquement très complet, il comprend peut-être une dizaine de locus (c'est-à-dire de séries de facteurs très proches les uns des autres), situés sur le bras court de la sixième paire de chromosomes humains. Les locus maintenant bien identifiés ont été désignés par : A, B, C, D, DR, DC, Bf, C4A, C4B, C2, etc. Ils peuvent être occupés par des gènes très variés (on dit des allèles), selon la population étudiée. C'est dire que le nombre de combinaisons possibles est très élevé et que, en dehors des jumeaux vrais, il n'existe pas au monde deux individus qui aient le même type HLA. En étudiant la répartition des systèmes génétiques du sang dans les populations humaines, y compris dans celles qui sont les plus isolées (Andes, vallées himalayennes, nomades du Sahara, de la péninsule Arabique et Indiens de la forêt amazonienne), il a été possible de dresser des Atlas qui visualisent une hématologie géographique (1). Toutefois, si certaines familles de facteurs sont largement étudiées (tels les groupes sanguins des globules rouges, grâce à l'organisation mondiale d'un vaste réseau de centres de transfusion), celles du système HLA sont beaucoup moins connues. Leur identification exige en effet des techniques délicates qui doivent être appliquées sur du sang frais. Cette carence est en voie d'être comblée au moins pour la France, grâce à une enquête subventionnée par l'INSERM et impliquant un certain nombre de laboratoires spécialisés (en particulier ceux des grands centres de transfusion sanguine, bien équipés pour de telles recherches). Cette enquête, initiée et coordonnée par le professeur E. Ohayon de Toulouse, vient de publier ses premiers résultats. Ils ne couvrent pas l'ensemble du territoire, mais quelques régions choisies en raison de leurs caractéristiques géographiques ou de certains faits historiques. Comme on pouvait s'y attendre, on observe de nombreuses variations spatiales dans la répartition des différents gènes étudiés. Quelques-unes confirment ce que l'on savait déjà par l'étude des autres systèmes (essentiellement : groupes sanguins des globules rouges). Si l'on considère les fréquences des facteurs HLA étudiés (en particulier au locus B), il est possible de regrouper les populations françaises en zone " naturelle " à l'intérieur desquelles les individus d'une même zone sont génétiquement plus proches les uns des autres que de celles des zones voisines.

Une première entité (Caen-Paris) correspond approximativement à la vallée de la Seine ; une seconde (Dijon, Lyon, Marseille) à la vallée du Rhône, lieu de passage fréquenté depuis les temps préhistoriques ; une troisième (Limoges-Poitiers) est séparée de la précédente par le Massif Central.

Par contre, Nancy et Strasbourg sont nettement dissociées, tout comme Toulouse et Bordeaux, bien que topographiquement voisines. D'où viennent ces parentés ou ces différences ? Il serait tentant, mais simpliste, de les rechercher uniquement dans des phénomènes préhistoriques ou historiques de migrations. Celles-ci eurent très rarement un caractère massif et prirent le plus souvent une forme d'abord culturelle. Les exemples sont multiples : les " invasions " néolithiques du Proche-Orient se traduisirent par l'implantation, en Europe de l'Ouest et en Afrique du Nord, de l'élevage et de l'agriculture vite appris par les indigènes, et qui, de proche en proche, à la vitesse moyenne de 2 km par an, finirent par atteindre la Grande-Bretagne, comme plus tard l'industrie des métaux, la voile, la charrue, l'écriture et l'alphabet. Ces acquis techniques, qui multipliaient les ressources, entraînèrent chaque fois une poussée démographique des populations locales. Il en fut de même pour les invasions indoeuropéennes, qualifiées de celtiques mais qui impliquèrent des éléments humains très différents selon les époques et les régions. Plus près de nous, les invasions arabes du septième et huitième siècle, qui allaient être arrêtées en 732 par Charles Martel à Poitiers, impliquaient une grande majorité d'autochtones convertis à l'islam par une poignée de guerriers entreprenants qui les amenaient dans leur sillage. L'influence politique et culturelle des Arabes fut très grande, jusqu'à la " reconquista ", par Isabelle et Ferdinand d'Aragon, qui provoqua l'effondrement de ce qui restait du califat de Cordoue ; mais leur incidence biologique demeure faible, voire négligeable malgré un millénaire, ou presque, d'occupation. En fait, la conquête culturelle ou politique modifie rarement de façon notable la composition d'un peuple. Que l'Alsace ait été française avant 1870, germanique plus tard, puis à nouveau française avant d'être regermanisée puis refrancisée, n'a changé que le drapeau flottant sur les édifices publics et la langue enseignée dans les écoles, mais non le profil biologique des Alsaciens. Dès lors, à quoi tiennent les variations de fréquences observées sur le terrain ? À deux ordres de faits, qui ne sont pas exclusifs mais complémentaires. D'abord, la valeur adaptative de certains gènes. Malheureusement, si l'on a pu analyser avec assez de précisions le patrimoine héréditaire de quelques organismes inférieurs (virus, bactéries, levures), celui de l'homme n'est encore que très partiellement élucidé. Il semble toutefois acquis qu'il est des types sanguins (au moins dans le système ABO) résistant mieux que d'autres à diverses agressions virales, bactériennes ou parasitaires (2). Le groupe O serait plus sensible au virus de la grippe, mais résisterait mieux à la peste, et le groupe A, à la variole.

Quand on considère le rôle joué par les épidémies ou les endémies dans l'expansion de notre espèce, on conçoit qu'il puisse exister, surtout dans les zones où les maladies furent fréquentes, une corrélation entre une variation progressive du milieu (gradient écologique) et une variation parallèle de la fréquence d'un gène qui assure à son porteur un avantage (gradient génétique) (3). Mais, répétons-le, bien peu d'éléments ont été démontrés avec certitude chez l'homme. Toutefois, on ne voit pas pourquoi l'être humain échapperait aux phénomènes biologiques présents chez divers mammifères. À l'opposé, d'autres gènes semblent dépourvus de toute valeur adaptative. C'est ce que soutient le généticien japonais Motoo Kimura (4) pour qui seules quelques mutations défavorables sont éliminées, alors que le plus grand nombre reste neutre et suit, dans sa distribution, les seules lois du hasard. Cette théorie, dite neutraliste, repose sur des faits bien contrôlés et que les plus récentes données de la biologie moléculaire sont venues confirmer. Notre espèce ne descend pas d'un seul couple (Adam et Eve) comme on l'a cru longtemps, mais de la transformation globale d'un groupe de singes qui, en passant de la forêt à la savane, acquirent la station debout permanente et s'engagèrent dans la voie de l'hominisation dont le premier anneau correspond à la famille des australopithèques. Ils portaient déjà un patrimoine génétique fort varié, si l'on en juge par ce qu'il en reste aujourd'hui chez les grands singes anthropomorphes d'Afrique (chimpanzés et gorilles), leurs plus proches parents encore vivants, véritables cousins germains descendant d'ancêtres communs. Par la suite, la multiplication démographique présentée par les hominiens, surtout à partir des révolutions néolithiques survenues une dizaine de millénaires avant notre ère dans le Proche-Orient, l'Asie du Sud-Est et, un peu plus tard, la méso-Amérique, ne put qu'augmenter les probabilités de mutation et donc le polymorphisme de notre espèce. Cette extraordinaire richesse génétique, qui allait s'accompagner du développement du psychisme à un niveau inconnu jusque-là, assura la réussite évolutive de nos ancêtres. C'est ainsi qu'un groupe bien fragile en ses débuts et fort mal armé physiquement pour répondre avec efficacité à tous les défis d'un environnement hostile put, grâce à son intelligence, plier ce milieu à sa volonté et l'aménager selon ses besoins. L'étude du système HLA constitue une étape fondamentale dans l'histoire de l'anthropologie biologique, même si, face à une typologie aujourd'hui dépassée, elle ne bouleverse pas les concepts utilisés par la génétique des populations depuis la découverte des premiers groupes sanguins, il y a plus de quatre-vingts ans. Mais déjà une nouvelle " révolution " se profile à l'horizon : c'est l'étude directe des séquences de DNA (acide désoxyribonucléique), véritable banque d'où partent toutes les informations qui font de chacun de nous ce qu'il est. Ayant commencé tout récemment, ce type d'analyse moléculaire montre que la variété génétique (on dit : le polymorphisme de l'homme) est d'une richesse plus grande encore que ne le laissaient entendre les facteurs sanguins. Car il existe des informations différentes, mais qui se traduisent par la synthèse d'un même facteur (synonymique). En rassemblant toutes ces connaissances, nul doute que l'on décrypte bientôt, peut-être avant la fin du siècle, l'histoire biologique très complexe de notre groupe et les vraies raisons de son extraordinaire succès.

(1) J. Bernard et J. Ruffié. Hématologie géographique. 2 vol. Masson, 1966 et 1972.

(2) A. E. Mourant, A. C. Kopec, K. D. Sobjak. Blood Groups and Diseases. Oxfort University Press. 1978.

(3) J. Ruffié, J. C. Sournia. Les Épidémies dans l'histoire de l'homme. Flammarion, 1984.

(4) Motoo Kimura. The Neutral Theory of Molecular Evolution. Cambridge University Press, 1983.

 

Transmission biologique et transmission culturelle

LES DÉTOURS DE LA VIELes possibilités de l'ingénierie génétique sont en train d'épuiser même les amateurs de science-fiction. Le docteur Louis René, à propos de la "grossesse masculine", estime que ce qui est techniquement possible (à gros risques) n'est pas forcément licite. Jean Dausset et Jacques Ruffié s'en prennent à la sociobiologie et à la confusion entre l'évolution culturelle et l'évolution biologique Quitter la prison de l'ADN pour accéder à la conscience et à la liberté.

Par JEAN DAUSSET et JACQUES RUFFIÉ (*),  21 juin 1986

L'évolution du vivant suit une direction privilégiée : celle qui voit peu à peu les comportements innés, génétiquement programmés et fixes, remplacés par des comportements acquis, modifiables à tout moment. Cette " loi du relaiement " soulignée par Albert Vandel culmine chez l'homme. Elle permet à l'individu de quitter la prison de l'ADN qui lui impose actions et réactions " automatiques " pour accéder à la conscience et à la liberté. L'abeille naît et meurt avec les mêmes aptitudes. L'homme s'enrichit de connaissances toute sa vie. Chacun apporte sa contribution au volume de la culture. Ses expériences sont communiquées à ses contemporains, qui les transmettent à leur tour à ceux qui leur succéderont. Ainsi, notre patrimoine culturel et technique s'accroît de génération en génération. Encore aujourd'hui, nous vivons sur l'agriculture et l'élevage, mis au point il y a dix millénaires par quelques tribus du Proche-Orient qui subsistaient jusque-là de la cueillette et de la chasse : c'est-à-dire selon un mode de prédation ne différant guère de celui rencontré dans le monde animal. C'est grâce à la communication logique, aux possibilités d'éducation, que se fait la transmission culturelle. La transmission biologique est lente : elle suit les lois de la génétique, va des parents aux enfants et n'intéresse donc, à chaque fois, qu'un groupe restreint de sujets. Une mutation - même hautement favorable - mettra beaucoup de temps à se répandre; elle ne le fera, progressivement, qu'au fil des générations. La transmission culturelle, au contraire, est rapide : aujourd'hui, grâce aux mass médias, une innovation technologique (l'équivalent culturel d'une mutation) peut passer immédiatement de l'inventeur à des millions d'individus. Aussi l'évolution culturelle -qui caractérise le palier humain -n'est pas comparable à l'évolution organique qui mena jusqu'à nous. Leur confusion est à la base de théories complètement injustifiées, telle que la sociobiologie. Toute vie humaine, aussi modeste soit-elle, constitue une aventure unique, qui ne se reproduira jamais plus.

" Un vieux qui meurt "

Dans un ouvrage récent (1), une malencontreuse erreur d'impression a totalement déformé une citation de l'un de nous ; il est écrit, page 269 : " Faut-il estimer, avec Jean Dausset, qu'il n'est pas nécessaire de maintenir en vie quelqu'un qui ne possède plus de possibilités sexuelles ? ", alors qu'il faut évidemment lire : " Faut-il estimer, avec Jean Dausset, que, pour la nature, il n'est pas nécessaire de maintenir en vie, etc. ". " Un vieux qui meurt, dit un proverbe africain, est une bibliothèque qui brûle. " L'écriture, puis l'imprimerie - et maintenant l'informatique - ont permis de limiter l'incendie en fixant les connaissances. C'est sur leur progrès que repose notre avenir. La science nous révèle que le hasard souvent évoqué suit une route : celle de la conscience et de la liberté, plus apte que celle des comportements aveugles à exploiter au mieux notre niche écologique. Étant conscients et libres, nous sommes responsables. C'est ce qui fait la dignité de la condition humaine, qui demeurera toujours inassimilable au modèle animal.

(*) Professeurs au Collège de France.

(1) Jacques Ruffié, le Sexe et la Mort, éditions Odile Jacob, 1986, p. 269.

 

Jacques Ruffié, un scientifique rêvant d'une humanité fraternelle

Ce résistant, blessé en 1944 - ce qui lui interdira la pratique de la médecine -, était titulaire de la Croix de guerre et Grand Officier de la Légion d'honneur.

C. Escoffier-Lambiotte,  2 juillet 2004

Jacques ruffié, professeur honoraire au Collège de France, est mort, jeudi 1er juillet. Il était âgé de 82 ans. Avec cette mort, la France perd tout à la fois un biologiste aussi brillant que cultivé, un homme chaleureux au parcours atypique, un médecin humaniste avide de faire partager au plus grand nombre ses convictions, son savoir et sa foi en la science.

Né le 22 novembre 1921 à Limoux (Aude), Jacques Ruffié fait ses études au collège Saint-Stanislas de Carcassonne, aux facultés de médecine de Toulouse, Montpellier et Paris, puis à la faculté des sciences de Toulouse. Docteur en médecine, docteur ès sciences et agrégé de l'Université, le professeur Jacques Ruffié est tout d'abord nommé professeur titulaire de la chaire d'hématologie à la faculté de médecine de Toulouse de 1965 à 1972, directeur général du Centre régional de transfusion sanguine de la région Midi-Pyrénées de 1961 à 1972, année où il est nommé professeur titulaire de la chaire d'anthropologie physique au Collège de France. Parallèlement, il fonde et dirige, à Toulouse, de 1962 à 1978, le centre d'hémotypologie du Centre national de la recherche scientifique. En 1984, il devient président du Centre national de transfusion sanguine. Research Professor à la New York University, il est aussi à cette époque élu membre de l'Académie nationale des sciences et membre de l'Académie nationale de médecine. Le professeur Ruffié a d'autre part écrit de nombreux ouvrages scientifiques, comme L'Hématologie géographique, en collaboration avec le professeur Jean Bernard, ou Immunogénétique et génétique des populations. Ce résistant, blessé en 1944 - ce qui lui interdira la pratique de la médecine -, était titulaire de la Croix de guerre et Grand Officier de la Légion d'honneur.

Savant rigoureux

C'est sans aucun doute à la tendresse occitanienne qui le caractérisait que l'on doit la naissance de la discipline scientifique dont il était le maître incontesté. De l'hémotypologie, ou étude des caractères génétiques du sang, à l'anthropologie physique, titre de sa chaire, ce bouillant professeur au Collège de France n'avait de cesse que la biologie la plus ardue soit nimbée de sa foi dans la destinée humaine et de son amour du prochain. Savant rigoureux, organisateur inlassable, écrivain prolifique, ce fils d'un notaire de l'Aude, élève brillant du Collège médiéval de Carcassonne, sut faire partager au public le plus large sa conviction que la biologie, passerelle naturelle entre les sciences de la vie et les sciences humaines, permettait de porter sur l'univers des hommes et sur son avenir un regard nouveau, empli d'espérance et de fraternité. Rejetant vivement les visions mécaniste et réductionniste du monde, il montre de manière inlassable qu'à la notion de paliers évolutifs caractérisant les évolutions moléculaire, cellulaire, pluricellulaire et sociale, succède - avec l'émergence de l'homme - une sélection toute différente, liée cette fois à l'intelligence et à la transmission de la culture. Pour la première fois dans l'histoire du vivant, la sélection culturelle l'emporte sur la sélection naturelle, l'acquis sur l'inné.

Biogéographie

Dès lors, la vision typologique du monde basée sur la lutte et la sélection doit s'effacer devant une autre vision, populationnelle, fondée sur la variation et la complémentarité. L'unité du monde vivant, pour Jacques Ruffié, renvoie moins à l'individu qu'à la population tout entière, qui est l'unité de base de l'espèce. La richesse et la force d'une population ou d'un individu tiennent au polymorphisme, à la diversité de leur génétique, et cette notion même ne laisse, à l'évidence, aucune place au racisme, ou au mythe de l'égalitarisme. La société darwinienne ou le néodarwinisme n'ont plus leur place dans ces concepts, qu'étayent d'innombrables études des caractéristiques sanguines des populations mondiales, de ces étranges Japonais, les Aïnous, à la peau blanche et aux yeux gris, aux Asiatiques des hauts plateaux andins, aux Touaregs, et aux Pygmées, dont on peut suivre la mouvance dans l'espace et dans le temps.

C'est ainsi que sous la douce férule de Jacques Ruffié naissent une "biogéographie", une "biohistoire" et même une "biopolitique". C'est au nom de cette dernière, et en s'appuyant sur l'absolue suprématie des mélanges de populations - cette condition même du progrès -, que Jacques Ruffié peut être ce scientifique rêvant d'une surhumanité fraternelle et clame sa foi dans le développement continu du psychisme humain, sens même de l'évolution.

Ses ouvrages destinés au grand public (De la biologie à la culture, Le Traité du vivant, Le Sexe et la mort, Le Vivant et l'humain, Les Epidémies dans l'histoire de l'homme) explicitent clairement le fondement de cette foi, bâtie sur une œuvre scientifique considérable et rigoureuse, mais aussi baignée de l'invincible espérance et de l'amour des hommes qu'ancraient de chaleureuses racines occitanes. Jamais, au cœur de ses laboratoires de Paris et de New York ou du Centre de transfusion, le généticien éminent n'oublia qu'il était aussi, et peut-être avant tout, médecin. La naissance d'une médecine qualifiée de "prédictive", permettant de prévoir l'apparition possible de certaines maladies en fonction des caractéristiques sanguines, celle d'une véritable "anthropologie pathologique" passionnèrent celui qui vivait, par l'histoire du sang, celle des hommes, et la projetait inlassablement dans l'avenir. Et sans doute ne faut-il voir aucun hasard dans le fait que Jacques Ruffié fut, au milieu des années 1980, confronté aux turbulences qui annonçaient les différentes affaires du sang contaminé. Chargé en 1984 par Edmond Hervé, alors secrétaire d'Etat à la santé, d'une mission visant à améliorer le système national de transfusion sanguine, il avait très tôt alerté le gouvernement sur la nécessité d'une profonde réforme d'un système devenu à la fois obsolète et potentiellement dangereux. En décembre 1984, il est élu à l'unanimité à la présidence du Centre national de transfusion sanguine, avant d'en être évincé dans d'étranges circonstances en février 1985 (Le Monde du 14 novembre 1992). Cette triste expérience n'empêcha nullement cet homme qui avait vécu à deux reprises - le 11 juillet 1944 et le 1er août 1981 - une expérience de "mort rapprochée" de militer ultérieurement en faveur d'une refonte de la transfusion sanguine française et de redire, avec force et tendresse, sa foi en l'humanité.