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Individu et singularité

C'est de la séparation des sexes qu'est née l'incurable solitude de l'être humain, et les mythes s'étaient, jusqu'à la fin du dix-neuvième siècle, approprié un phénomène qui ne semblait pas intéresser la science. Il fallut attendre 1885 pour que soit suggérée pour la première fois la fonction de la sexualité. La génétique et la biologie moléculaire ont confirmé entièrement la prescience de Weissman en montrant que la sexualité est à la fois la source de la diversité et la condition de l'évolution, comme l'a indiqué dans un premier article le professeur François Jacob. (" Le Monde " du 9 janvier 1979.)

FRANÇOIS JACOB (*), LM, 10 février 1979

Plus un domaine scientifique touche aux affaires humaines, plus les théories en jeu risquent de se trouver en conflit avec les traditions et les croyances. Plus, aussi, les données qu'apporte la science vont être manipulées et utilisées à des fins idéologiques ou politiques. C'est ce qui se passe avec la biologie notamment où l'on voit, aujourd'hui, se rallumer une vieille et mauvaise querelle qui porte sur la part respective de l'inné et de l'acquis dans certaines aptitudes des êtres humains. Du point de vue de la biologie, le problème peut être posé de la manière suivante : tout être vivant, du plus humble au plus orgueilleux, représente l'expression d'un programme contenu dans ses chromosomes. Mais, bien évidemment, aucun organisme ne vit dans le vide. Il représente toujours ce que les thermodynamiciens appellent un système ouvert et ne peut se développer, croître et se reproduire que grâce à un triple flux de matière, d'énergie et d'information. Le développement et la vie d'un être résultent donc nécessairement d'une interaction très étroite de son hérédité et de son milieu. Chez les organismes très simples, les instructions contenues dans le programme génétique sont exécutées de manière rigide. Ce qui caractérise peut-être au mieux la direction suivie par l'évolution, c'est une augmentation des échanges entre l'organisme et son milieu. Les " réussites " évolutives représentent, le plus souvent, un accroissement à la fois dans la capacité de percevoir et dans celle de choisir une réaction. Cet accroissement implique un assouplissement dans les contraintes imposées par le programme génétique, une " ouverture " de ce programme dans un sens qui permet à l'organisme d'étendre son rayon d'action. Ainsi se relâche progressivement la rigueur de l'hérédité. Dans le programme génétique qui sous-tend les caractéristiques d'un animal un peu complexe, il y a une part fermée dont l'expression reste strictement fixée et une autre ouverte qui donne à l'individu une certaine liberté de réponse. D'un côté, le programme prescrit avec rigidité, structures, fonctions et attributs. De l'autre, il ne détermine que potentialités, normes ou capacités. C'est ainsi que les quarante-six chromosomes de l'être humain lui confèrent toute une série d'aptitudes, physiques ou mentales, qu'il peut exploiter et développer de manières très variées selon le milieu et la société où il grandit et vit. C'est son équipement génétique qui donne à l'enfant la capacité de parler. Mais c'est son milieu qui lui fait apprendre telle langue plutôt que telle autre. Au lieu de voir là deux ordres de facteurs complémentaires et indissolublement liés, on a depuis longtemps cherché à les opposer. On a voulu chiffrer la part respective de l'hérédité et de l'environnement dans le comportement et les aptitudes des êtres humains. En outre, comme on l'a vu, la sexualité représente un mécanisme assurant l'unicité de l'individu. Puisque tous les individus sont biologiquement différents de par la nature même de la vie, jusqu'où s'étendent ces différences dans le domaine des aptitudes mentales ? Pour ces capacités intellectuelles que prisent tant nos sociétés, y-a-t-il des disparités d'origine biologique ? En fait cette question est souvent posée à deux niveaux qui ne doivent pas être confondus : celui des différences entre individus appartenant à une même population et celui des différences entre populations distinctes par leur répartition géographique.

Sur la seconde de ces questions, celle d'une infériorité intrinsèque de certaines races humaines par rapport à d'autres, la biologie a, aujourd'hui, une position claire. Pour elle, associer systématiquement nécessairement à la couleur de la peau ou à la forme du crâne une aptitude supérieure ou inférieure à des performances dans les domaines sportifs, artistiques ou intellectuels relève, en effet, d'une pensée typologique ou essentialiste, c'est-à-dire d'une pensée totalement périmée. Dans la vision platonicienne du monde qui a prévalu jusqu'au milieu du siècle dernier, ce qui importait c'étaient les types, les essences. Dans un troupeau, les moutons n'étaient que des exemplaires formés sur le même moule, des copies conformes du type mouton. Seul le type avait une réalité. Les individus n'en étaient que le reflet. Dieu avait créé une hiérarchie de types à chacun desquels il avait conféré formes et attributs. Selon ce schéma, à la forme d'une vache ou d'un lapin étaient automatiquement associées des propriétés définies et immuables. Pour un être humain, naître noir ou blanc donnait, par là-même, certaines caractéristiques et certaines aptitudes ; tout comme en Inde, naître dans une certaine caste fixait ipso facto et le statut social et la part de richesse ou de pouvoir à laquelle on pouvait prétendre.

Les races : un concept périmé

Cette manière de considérer le monde vivant, c'est précisément celle qu'a rejetée la biologie moderne depuis Darwin. Pour Darwin, en effet, tous les individus d'une espèce diffèrent entre eux. Chacun est unique. Un troupeau de moutons ne correspond plus à une collection d'unités identiques. Il devient une population d'individus tous différents. On peut représenter cette population par la, distribution de certains caractères autour d'une moyenne. Mais cette moyenne n'est qu'abstraction. Seuls ont une réalité les individus avec leurs singularités et leurs différences. Et depuis Darwin, la biologie n'a cessé d'étayer cette manière de voir par des arguments nouveaux. Au cours des dernières décennies, à mesure qu'on regardait des caractères plus nombreux et mieux définis grâce à des techniques plus fines, on a découvert avec stupéfaction que les différences entre individus, animaux ou humains, sont extraordinairement plus étendues, qu'elles touchent une variété de caractères incroyablement plus grande qu'on ne l'avait soupçonné jusque-là. Quand on analyse certains traits, comme la structure de protéines sériques, ou divers groupes sanguins, ou les antigènes d'histocomptabilité, on observe, parmi les individus d'une population naturelle, une diversité défiant l'imagination. Dans les peuplades d'Amérique centrale, la variété trouvée au sein d'un petit village de quelques dizaines d'habitants est déjà aussi grande qu'entre villages relativement éloignés. Ce qui caractérise une population, ce n'est donc pas de posséder en bloc une série de caractères bien tranchés à l'exclusion de certains autres. C'est, au contraire, de présenter une certaine distribution des différents traits observés dans l'ensemble de l'espèce humaine, par exemple des groupes sanguins ou des antigènes d'histocomptabilité.

On constate alors que la fréquence d'un certain groupe sanguin, ou la sensibilité à une maladie particulière sont un peu plus élevés dans telle population que dans telle autre. Mais il s'agit toujours de proportions, de fréquences, de valeurs relatives et non pas absolues. Devant cette situation, le concept même de race, ou encore de sous-espèce ou variété comme préfèrent le nommer les naturalistes, ce concept tend à se diluer. De fait, seule l'espèce repose sur une base biologique bien définie. Le découpage en sous-espèces a toujours été fondé sur des critères assez arbitraires et qui le deviennent plus encore avec la diversité reconnue aux individus. À mesure que s'accroît le polymorphisme, décroît l'utilité des sous-espèces pour la classification, non seulement des êtres humains mais du monde animal tout entier. Il y a quelques décennies, par exemple, pour classer les escargots d'une certaine espèce vivant en Amérique du Nord, les zoologistes avaient jugé utile de distinguer jusqu'à soixante-huit sous-espèces. Aujourd'hui, pour tenir compte des données récentes de la biochimie, il faudrait multiplier ce nombre par un facteur voisin de dix. Autant dire que le concept de sous-espèce ou de race perd toute valeur opératoire. À la limite, il faudrait concevoir une race pour chaque individu. Le découpage des espèces en sous-catégories conduit à figer les descriptions dans des cadres artificiels. Il ne traduit pas la réalité, cette énorme diversité, cette dynamique qui fait la richesse du monde vivant. Parler de races, aujourd'hui, évaluer les individus d'après leur origine et leur appartenance à tel groupe biologique ou social, relève ainsi d'un mode de pensée désuet. Malheureusement, la pensée typologique se rencontre encore dans de nombreux domaines. Elle sévit encore dans des milieux variés, y compris parmi ceux qui se considèrent comme l'avant-garde.

(*) Professeur au Collège de France, prix Nobel.

 

Qui a peur de la génétique? La science à visage humain

Réalisé à l'occasion du centenaire de l'Institut Pasteur, ce documentaire sur la biologie s'efforce d'éviter les pièges de la vulgarisation médiatique. Et, sous la conduite de François Jacob, y parvient assez bien.

Le Monde, 13 mars 1988

"QUI a peur de la génétique ? " Le titre est vendeur, mais fort heureusement trompeur. Même s'il s'appesantit parfois un peu trop sur les maux qui répandent la terreur, ce documentaire réalisé à l'occasion du centenaire de l'Institut Pasteur est tout sauf accrocheur et spectaculaire. Le risque était grand, pourtant. Lorsqu'elle s'attaque aux racines du vivant, la science déchaine des passions et réveille de vieilles peurs ancestrales. Après tout, l'enfer des tableaux de Bosch était fait de créatures hybrides, de monstres à tête humaine, résultats d'on ne sait quels croisements d'espèces... Au-delà du mythe, les savants eux-mêmes sont conscients du danger puisqu'ils décidèrent, en 1975, lors d'un congrès sur la côte ouest des Etats-Unis, de suspendre les recherches pour se laisser le temps de la réflexion.

Menaces d'épidémies sans remèdes provoquées par des bactéries manipulées lâchées dans la nature à la suite d'un accident, problèmes éthiques posés par les tests génétiques, qui pourront peut-être permettre non seulement de détecter les éventuelles anomalies d'un embryon, mais aussi d'en modifier la nature : tous ces risques, souvent rappelés, finissent parfois par masquer les applications concrètes, positives, de la génétique. C'est cette branche de la recherche qui a pourtant permis de comprendre, pour la première fois, la nature du cancer, et la lutte contre le SIDA se joue aussi à l'échelle moléculaire. " On ne peut jamais savoir où vont mener les recherches scientifiques, commente le professeur François Jacob. Croire qu'on peut garder ce qui est bon et rejeter ce qui est faux relève du mythe. La science n'est qu'une accumulation de connaissances, et la connaissance est généralement préférable à l'ignorance. A nous ensuite d'expliquer ce qui se passe pour que les citoyens ou leurs représentants puissent décider des applications de la science. " Informer pour que le public choisisse en connaissance de cause ; rendre des comptes pour justifier les sommes considérables investies dans la recherche scientifique : le savant n'a plus le choix ; il entre lui aussi dans l'ère de la communication.

Bien sûr, il y a des précédents célèbres : Claude Bernard répandant, au-delà de " l'hideuse cuisine " du savant, les grands principes de la médecine expérimentale, ou encore Jacques Monod faisant découvrir l'ADN au grand public par le Hasard et la Nécessité. Mais avec la télévision le problème se complique encore, l'exposé entre dans le temps, va de l'avant quand on souhaiterait, parfois, s'arrêter, prendre son temps, assimiler. " On doit parvenir à tout expliquer, rétorque pourtant François Jacob. En utilisant aussi efficacement que possible les ressources de l'image. " Un exemple : la caméra qui zoome sur un corps humain, puis sur un bras, puis sur un morceau de peau, puis sur un pore, pour arriver, finalement, à un tissu cellulaire décomposé, permet de représenter la continuité qui existe entre la biologie classique et la biologie moléculaire. La même approche du vivant à des échelles différentes. Mais les risques de la vulgarisation existent. La recherche du sensationnel, liée à la logique médiatique et fort heureusement évitée dans cette enquête précise, correspond mal au travail du savant, fait de doutes, de remises en question, de progrès infimes. " L'explication scientifique doit se faire à deux, précise François Jacob. Elle incombe au chercheur, mais aussi au journaliste. C'est à lui, aussi, de bien faire son travail. "

Autre écueil du genre, assez bien évité : la personnalisation. Si François Jacob, professeur de génétique cellulaire au Collège de France et chef de ce service créé il y dix-huit ans à l'Institut Pasteur, s'exprime largement sur sa recherche et ses limites, la parole est aussi laissée à l'équipe qui fait toute la réalité des laboratoires. Cela permet en outre de multiplier les angles, de varier le ton : tantôt émouvant quand une chercheuse hongroise parle des persécutions qu'a connues la génétique dans son pays, tantôt comique, quand un savant en blouse blanche interrompt son discours pour mettre fin à un pugilat de souris mutantes... " La seule difficulté c'est qu'il y a des gens qui passent mieux que d'autres à l'écran ", dit encore François Jacob. En bras de chemise à la fin de l'émission, très à l'aise, il passe, lui, assez bien. Et donne, du même coup, à la science un visage humain.