Jean-Pierre Changeux observateur du cerveau
On sait encore peu de chose du cerveau. Pourtant, un jour viendra sans doute où l'on pourra observer l'activité mentale - la réflexion, la décision, l'émotion... - comme n'importe quel phénomène physique.
DIDIER RICHARD, 1 novembre 1982
JEAN-PIERRE CHANGEUX n'en fait pas mystère : notre connaissance du cerveau est encore fragmentaire. Il peut en parler à son aise, puisqu'il est l'un des plus connus parmi ceux qui, à travers le monde, travaillent à faire progresser cette connaissance par les recherches du laboratoire qu'il anime à l'Institut Pasteur et par son enseignement au Collège de France. Mais ce " retard " n'entame pas son optimisme. Il n'y a pas à ses yeux de limites théoriques à la connaissance du cerveau, mais seulement des limites actuellement fixées par l'état des techniques d'expérimentation ; et il n'hésite pas à dire : " Si les conduites humaines semblent échapper au déterminisme, c'est qu'on n'en connaît pas les mécanismes. " Ce spécialiste du fonctionnement cérébral et du système nerveux se dit souvent agacé par la façon viciée dont sont posés des problèmes tels que le rapport entre l'inné et l'acquis ou la question de l'hérédité de l'intelligence...
Que savons-nous du cerveau ?
Notre connaissance du cerveau est encore fragmentaire. On est loin de décrire l'activité mentale en termes de mécanismes " internes " ou cérébraux. Il existe d'ailleurs un certain désintérêt, voire un rejet, de ce genre d'approche. Les étagères des libraires croulent sous les ouvrages de psychologie, de psychanalyse, de linguistique... Dans tout cela, peu de textes proprement scientifiques sur le cerveau. Et s'ils existent, ils déçoivent. Évidemment, ils ne permettent guère de construire une doctrine de la vie quotidienne, et beaucoup préfèrent le refuge réconfortant des certitudes philosophiques ou idéologiques, plutôt que de débattre, avec une connaissance encore trop parcellaire, de l'organe avec lequel nous pensons.
Quelles sont les raisons de ce " retard " dans la connaissance du cerveau ?
On pourrait croire qu'en 1981 la description anatomique du cerveau est achevée. Il n'en est rien, et, sur ce plan, le cerveau humain est bien moins connu que celui du singe. Cela tient en particulier à son extrême complexité d'organisation. Il est composé de cellules de très petite taille (entre 1/10 et 1/100 de millimètre), en très grand nombre (plus de dix milliards), et dans le détail chacune diffère de sa voisine. Ces cellules ou neurones communiquent par un réseau de câbles tels que, à un instant donné, chaque neurone est en contact avec en moyenne plus de cent mille de ses congénères, et cela d'une manière très précisément organisée. Les ordinateurs créés par l'homme paraissent, à côté, des jeux d'enfant.
Le cerveau n'en reste pas moins une " machine ", dont le " démontage ", effectué au niveau de la résolution du microscope électronique, fournit déjà les premiers plans de câblage. On commence à entrevoir comment s'organisent les microcircuits du cortex cérébral et comment ils s'enchaînent. Dans ce réseau de communication extraordinairement complexe circulent des signaux d'une grande simplicité. Ce sont des impulsions dont la durée est d'environ une milliseconde, qui se propagent dans les câbles à une vitesse de plusieurs mètres par seconde. Elles sont toujours de même nature, quelle que soit la cellule ou le câble considérés. Dans tous les cas, il s'agit d'une onde électrique qui s'explique intégralement sur la base de mécanismes physicochimiques. Chaque cellule possède sa chevelure de câbles, mais ceux-ci ne se soudent pas aux neurones voisins pour former un réseau continu. Au contraire, au niveau des synapses, les points de jonction entre cellules, une discontinuité existe que le signal électrique, en général, ne franchit pas. Sur ces très courtes distances, des substances chimiques, ou neurotransmetteurs, prennent le relais. La leçon à tirer de tout cela est que les signaux propagés par le système nerveux, comme toutes les opérations élémentaires effectuées par chaque neurone, sont intégralement réductibles à des mécanismes physicochimiques, et à rien d'autre.
Une entrée sournoise de la métaphysique
Mais existe-t-il des limites à la connaissance que nous pouvons avoir du cerveau ?
Il faut distinguer les limites liées aux contingences pratiques de l'expérimentation et les limites proprement théoriques. On parle beaucoup d'indéterminisme en physique atomique. Ce n'est bien sûr pas mon domaine de recherche. Mais je reste sur l'expectative. Le mot me hérisse, car je ne peux m'empêcher d'y voir une entrée sournoise de la métaphysique. Il me paraît plus sain de se cantonner dans un constat d'échec expérimental ou théorique. Cela vaut pour le cerveau. Les conduites humaines paraissent échapper au déterminisme simplement parce qu'on n'en connaît pas les mécanismes internes. Les discours des philosophes sur ce point font sourire les neurobiologistes, comme celui des neurobiologistes fait sourire les philosophes. Le dialogue de sourds est une mesure de notre ignorance. À mon avis, il ne dévoile aucune limite de principe à notre connaissance des fonctions supérieures du cerveau. Ne pas être déterministe pour un neurobiologiste, c'est se confiner à une approche phénoménologique d'emblée limitée dans son pouvoir d'explication. Les limites que nous devons accepter sont d'ordre expérimental. Nous n'avons pas, pour autant, tous les moyens de déchiffrer rapidement les plans de câblage de milliards de neurones, ni de suivre le déroulement dans le temps de leur état d'activité. Un progrès technologique récent, d'une importance considérable, résulte de l'emploi de la caméra à positrons, qui permet de rendre " transparente " la paroi du crâne et de " voir " sur écran de télévision l'état d'activités d'aires particulières du cortex cérébral. On a donc désormais accès au fonctionnement " interne " d'importants ensembles de neurones. Mais nous sommes encore très loin de pouvoir établir une corrélation rigoureuse entre activité nerveuse et activité mentale ou comportement.
Dans les différents articles que vous avez publiés dans des revues ne s'adressant pas à des spécialistes de votre discipline, vous insistez toujours sur l'activité spontanée du système nerveux ?
Cybernéticiens et psychologues envisagent le plus souvent le cerveau sous l'angle de la relation entrée-sortie. Or le cerveau présente une activité spontanée qui ne résulte pas d'une interaction directe avec le monde extérieur et ne se manifeste pas nécessairement par un acte de comportement. La pensée peut être considérée comme une forme d'activité spontanée, et aussi le rêve, d'une manière évidemment beaucoup moins organisée. L'électro-encéphalographie a depuis longtemps mis en évidence des changements de paramètres électriques qui coïncident avec les états de veille, de sommeil, d'attention... Plusieurs centres situés à la base du cerveau et qui se projettent sur de vastes territoires corticaux, voire sur l'ensemble du cortex cérébral, règlent ces variations globales d'activité. Au niveau cellulaire, la mise en route et le maintien d'une activité spontanée ne requièrent qu'un très petit nombre de composants moléculaires. Quatre catégories de molécules suffisent pour qu'une activité rythmique s'installe avec une régularité d'horloge. Beaucoup de cellules nerveuses présentent une activité oscillatoire de ce genre. On la trouve même chez l'embryon avant que ses organes des sens ne se développent, et donc qu'une interaction avec le monde extérieur soit possible. Elle apparaît à trois jours et demi de développement embryonnaire chez le poulet et dès la dixième semaine de vie fœtale chez l'homme. Elle se conserve chez l'adulte. Les effets de l'environnement se greffent sur cette activité spontanée et, dans une certaine mesure, peuvent être considérés comme une modulation de cette activité spontanée.
Le premier sourire du prématuré
On est ici en plein cœur du débat sur le rapport entre l'inné et l'acquis...
Débat difficile s'il en est, car, en pratique, la distinction est toujours difficile sinon impossible à définir. En premier lieu, l'activité spontanée, dont je viens de parler, permet à l'embryon d'effectuer des " expériences ". Celles-ci sont d'abord purement internes, entre système nerveux et organes embryonnaires ou entre centres nerveux. Elles se tournent progressivement vers l'extérieur au fur et à mesure que les organes des sens deviennent fonctionnels. Le fœtus humain perçoit des vibrations sonores bien avant la naissance et y répond... Ces comportements fœtaux restent toutefois très rudimentaires, à cause de l'immaturité du système nerveux. Une autre difficulté tient précisément à la lenteur de son développement, qui se prolonge bien au-delà de la naissance chez l'homme. À titre indicatif, le singe naît avec un cerveau qui a déjà 60 % du poids de celui de l'adulte, alors que l'encéphale du nouveau-né de l'homme pèse quatre fois moins que celui de l'adulte. Cette lenteur du développement fait que, pendant une très grande partie de sa croissance, le jeune et donc son cerveau se trouvent en interaction permanente avec le monde extérieur. La mise en place du psychisme et l'acquisition du langage s'effectuent au cours de cette phase importante de la morphogenèse cérébrale. S'il est vrai que le nombre total des cellules nerveuses du cortex est fixé bien avant la naissance (et ne peut que décroître par la suite), une part importante des connections entre neurones s'y forment après la naissance. On s'attend donc à une interpénétration profonde entre processus internes de croissance et effets provoqués par l'environnement. Démêler l'inné de l'acquis devient soit sans intérêt, si l'approche est trop globale, soit d'une extrême difficulté lorsque l'analyse est effectuée au niveau qui convient : celui des connections entre cellules nerveuses. Toutefois, la constance de l'organisation cérébrale au fil des générations et d'un individu à l'autre, en dépit de conditions d'environnement parfois très différentes, suggère un déterminisme génétique très puissant de cette organisation. De fait, le premier sourire du prématuré n'apparaît pas à l'âge " légal ", mais plus tard, au même âge " biologique " que l'enfant né à terme. Ces mêmes prématurés ont en général un développement mental normal, alors que leur " environnement " périnatal a été, pendant des mois, singulièrement différent de celui du sein maternel. Les mécanismes d'expression Monique qui assurent la fidélité de l'architecture cérébrale restent, pour le moment, fort mal connus.
Vous pourriez peut-être en dire malgré tout quelques mots. Ou du moins montrer quelle est la difficulté en question ?
Il se pose un paradoxe remarquable à leur propos. D'abord le nombre de gènes susceptibles d'intervenir dans la morphogenèse du cerveau ne peut être supérieur au nombre total de gènes chromosomiques, qui est de l'ordre de la centaine de mille, certainement moins que le million. Cela est bien loin des cent mille milliards de contacts synaptiques du cortex célébrai de l'homme. On dispose donc de très peu de gènes pour coder la complexité du cerveau humain. D'autre part, du singe à l'homme le nombre absolu de gènes ne varie pas de manière significative. La formule chromosomique du chimpanzé est très voisine de celle de l'homme, bien que son cerveau soit très différent. L'évolution des ancêtres de l'homme au cours des derniers millions d'années a donc dû porter sur un petit nombre de gènes. Mais ces changements mineurs ont été suffisants pour entraîner un remarquable accroissement de complexité cérébrale. Par quel mécanisme ? La réponse à cette question essentielle n'est pas évidente. Une hypothèse plausible parmi d'autres est que ces gènes permettent une contribution plus soutenue de l'environnement à la morphogenèse cérébrale. Par exemple en prolongeant longtemps après la naissance la croissance des interconnections entre neurones.
Un des points les plus discutés dans la querelle sur l'inné et l'acquis a été la question de l'intelligence. Qu'en pense un spécialiste du système nerveux ?
Ne parlons pas au hasard sur les plus grands sujets ". disait Héraclite. Je serai donc bref. Aucune définition de l'intelligence n'est satisfaisante (et ne le sera jamais), car le terme recouvre un ensemble de facultés interdépendantes, encore difficiles à cerner sur le plan expérimental. Comme je l'ai déjà dit, leur mise en place chez l'adulte résulte d'un développement lent et progressif en constante interaction avec le monde extérieur. Quel que soit le paramètre mesuré, toute quantification sera nécessairement biaisée par les expériences qui ont précédé. Une quantification globale de l'intelligence me paraît absurde, surtout lorsqu'on prétend utiliser cette mesure comme un " caractère " dont on suit l'hérédité ! S'il existe un terme à rayer du vocabulaire scientifique, c'est bien le mot intelligence.
La matérialité des idées
Mais les " idées " que l'on considère peut-être naïvement comme le produit de cette faculté d'intelligence, êtes-vous en mesure de les traiter comme des "objets mentaux", de les ramener à leur base matérielle ?
Théologiens et philosophes (pas tous) considèrent les fonctions supérieures du cerveau comme leur domaine réservé, et cela avec d'autant plus d'assurance que celles-ci ne sont pas encore tombées sous le bistouri de l'analyse scientifique. Elles le seront tôt ou tard et cela n'a rien d'inquiétant. Ce qui m'inquiète beaucoup plus, c'est l'effort considérable qu'il faudra faire à leur sujet pour sortir des discours littéraires.
Pour le neurobiologiste que je suis, il est naturel de considérer que toute activité mentale, quelle que soit, réflexion ou décision, émotion ou sentiment, conscience de soi... est déterminée par l'ensemble des influx nerveux circulant dans des ensembles définis de cellules nerveuses, en réponse ou non à des signaux extérieurs. J'irai même plus loin en disant qu'elle n'est que cela. Comme l'écrivain Jacques Monod, un des traits les plus frappants de l'esprit humain est sa capacité de " simuler subjectivement l'expérience pour en anticiper les résultats et préparer l'action ". Cette faculté est directement liée à celle de " représentation ", par exemple, d'objets extérieurs. Diverses expériences récentes de psychophysique suggèrent la matérialité de ces images mentales. Notre hypo thèse de travail est que celles-ci sont des objets bien concrets définis par la " carte " dynamique des ensembles cellulaires engagés et des influx nerveux qui les parcourent. L'interaction avec l'environnement peut provoquer la formation d'objets mentaux, mais il est aussi concevable que ceux-ci puissent apparaître à la suite d'une mise à feu spontanée et coordonnée de populations de cellules nerveuses. Si l'on suit l'intuition de De Saussure, ces objets mentaux pourraient se combiner, se transformer, s'inter-convertir... Mais nous entrons dans une terra incognita. "
Un important prix scientifique est décerné au pr. J-P. Changeux
9 novembre 1978
Le professeur Jean-Pierre Changeux, de l'Institut Pasteur, a reçu, le 3 novembre, à Toronto, l'un des prix scientifiques les plus prestigieux sur le plan international : le prix Gairdner, d'un montant de 5 000 dollars, qu'il partage, cette année, avec le docteur Terenius (Suède). Ce prix leur est décerné pour les travaux qui ont conduit à la mise en évidence de certains récepteurs de médiateurs cérébraux. Le docteur Terenius a largement contribué à la découverte des endorphines par l'étude des récepteurs morphiniques. Le professeur Changeux a, pour sa part, réussi à isoler et à purifier le récepteur de l'acétylcholine, apportant ainsi une contribution essentielle à la connaissance du mécanisme de la transmission de l'influx nerveux, tout particulièrement au niveau de la jonction nerf-muscle. En plus de sa portée scientifique, l'œuvre du professeur Changeux a contribué de manière essentielle à la compréhension de certaines maladies de l'ensemble muscle et système nerveux. Âgé de quarante-deux ans, le professeur Changeux est chef de laboratoire de neurobiologie de l'Institut Pasteur et professeur au Collège de France.
Succédant au professeur Jean Bernard Le professeur Jean-Pierre Changeux va présider le Comité national d'éthique
Le président de la République est sur le point de nommer le professeur Jean-Pierre Changeux, professeur à l'Institut Pasteur et au Collège de France, président du Comité consultatif national d'éthique pour les sciences de la vie et de la santé. Le professeur Changeux remplacera le professeur Jean Bernard qui présidait cette institution depuis sa création, le 2 février 1983. Ce dernier sera nommé président d'honneur du Comité d'éthique.
3 juin 1992
De l'humanisme au rationalisme : ainsi pourrait-on symboliser la passation de pouvoir qui intervient à la tête du Comité consultatif national d'éthique. Jean Bernard, " le sage de la République ", laisse la place à Jean-Pierre Changeux, l'un des plus brillants élèves du professeur Jacques Monod. Au spécialiste des maladies du sang succède le directeur du laboratoire de neurobiologie moléculaire de l'Institut Pasteur. Après un docteur en médecine, un docteur ès sciences. Au-delà de l'effet de surprise, le choix du professeur Changeux par le président de la République risque de provoquer des remous. En effet, s'il est un chercheur qui, par ses prises de position aussi bien scientifiques que philosophiques ou politiques, n'a jamais laissé personne indifférent, c'est bien lui qui, au terme des pages époustouflantes de son ouvrage le plus connu _ l'Homme neuronal (1) _ posa simplement cette question : " Désormais, à quoi bon parler d'esprit " ? Il venait de livrer au lecteur ébahi _ ce livre, pourtant fort complexe, fut un grand succès de librairie _ sa conception de l'homme et, singulièrement, du fonctionnement de son cerveau. Ce dernier, expliquait-il, se compose de milliards de neurones reliés entre eux par un immense réseau de câbles et connexions, sortes de " fils " dans lesquels circulent des impulsions électriques ou chimiques " intégralement descriptibles en termes moléculaires ou physicochimiques ". Tout comportement, ajoutait-il, s'explique par la mobilisation interne d'ensembles topologiquement définis de cellules nerveuses. La pensée elle-même aurait, selon lui, un fondement neuronal d'ordre strictement moléculaire. " Arrivera-t-on un jour, se demande-t-il parfois, à développer une intelligence artificielle authentique qui soit conçue selon des principes semblables à ceux du cerveau de l'homme ? " On imagine fort bien l'accueil fait par les psychanalystes et adeptes de la métaphysique aux théories du professeur Changeux. C'est peu de dire que sa conception darwinienne du développement et du fonctionnement cérébral n'accorde qu'une place fort limitée, pour ne pas dire inexistante, à l'inconscient (le Monde du 21 novembre 1990) ! Pour autant, il serait absurde de ne considérer Jean-Pierre Changeux que comme un défenseur acharné du rationalisme. C'est avant tout un grand chercheur à qui l'on doit, entre autres découvertes, celle du récepteur de l'un des principaux neuromédiateurs, l'acétylcholine. Ces travaux fondamentaux, qui lui valent aujourd'hui d'être considéré comme un possible Prix Nobel, eurent une grande importance dans la compréhension du rôle des récepteurs et, par là-même, dans l'extraordinaire essor qu'ont connu ces dernières années les neurosciences. " Une théorie rationnelle du bien et du mal "
Grand pédagogue, homme de passions et de convictions, Jean-Pierre Changeux s'est souvent interrogé sur la notion d'éthique. " Depuis Kant, explique-t-il dans Matière à pensée (2), les philosophes ont tendance à séparer éthique et morale, pour donner à la première un statut privilégié. La morale porte sur les conduites individuelles. Elle rassemble les prescriptions qui règlent le comportement à un moment donné de l'histoire d'une société. L'éthique, elle, a une visée plus générale. Elle est considérée comme une discipline dont l'objet est d'élaborer les fondements des règles de conduite, de construire, en quelque sorte, une théorie rationnelle du bien et du mal. " Partageant la réflexion de Jacques Monod _ selon qui la quête incessante de la vérité, qui est le premier mobile de la science, constitue de facto une éthique, _ Jean-Pierre Changeux ajoute : " Tout scientifique qui refuse de succomber au clivage mental confortable du croyant, qui souhaite rester cohérent avec lui-même et s'efforce de rejeter toute référence à la métaphysique, devra tenter, dans sa réflexion, de rechercher les bases naturelles de l'éthique. Ce n'est, somme toute, que réactualiser la démarche des Lumières et de la Révolution française, avec le bénéfice considérable que peuvent nous procurer les résultats récents des neurosciences, des sciences cognitives et de l'anthropologie sociale. " En résumé : " La science a pour vocation première de pourchasser, en permanence, l'irrationnel pour atteindre la connaissance objective. " Voilà les membres du comité d'éthique prévenus : leur président n'est pas vraiment homme de compromis. Pour autant, il n'est pas sûr que les prochaines réunions tournent au pugilat. Parfois critiqué pour son dogmatisme, Jean-Pierre Changeux sait aussi se montrer charmeur et enjoué. Tout en rondeur, les yeux pétillants de malice, c'est un homme d'une grande culture, organiste _ et même compositeur _ à ses heures. Très imprégné de philosophie _ il aime citer Spinoza selon qui " en tant qu'une chose a de la conformité avec notre nature, elle nous est nécessairement bonne " _ et de culture religieuse (il a longtemps été un catholique pratiquant), c'est également un grand amateur de peinture, en particulier du dix-septième siècle (3). Il est enfin, ce qui n'a sans doute pas été pour déplaire au président de la République, un homme de gauche convaincu.
Un entretien avec Jean-Pierre Changeux " Un creuset pour l'homme du XXI siècle "
Jean-Pierre Changeux, professeur au Collège de France, directeur du laboratoire de neurobiologie moléculaire de l'Institut Pasteur, est l'un des deux artisans de " L'âme au corps ". Ce savant, qui s'est fait connaître par les positions très tranchées de son Homme neuronal (éditions Fayard) ou de Matière à penser (éd. Odile Jacob), consacre ses recherches à la biologie moléculaire du cerveau. Mais ce " scientiste " est également un collectionneur de peintures qui développe une réflexion esthétique sur notre temps.
23 octobre 1993
Votre intêret pour les arts est-il ancien ?
Je me suis intéressé à l'art très tôt, d'abord par le dessin _ mes premiers travaux de recherche étaient d'anatomie et le dessin est toujours important dans cette discipline. En parallèle, j'ai étudié la composition musicale auprès d'André Jolivet et j'ai joué _ je joue encore, médiocrement _ de l'orgue. Enfin, vers les années 70, je me suis passionné pour la peinture au point de débuter une collection. Mes goûts me portaient vers le " grand genre ", c'est à dire la peinture d'histoire française des dix-septième et dix-huitième siècles. Un domaine méconnu où on pouvait encore faire des découvertes et même risquer des attributions. Deux de mes tableaux sont maintenant au Musée du Louvre (un Thomas Blanchet et un portugais contemporain de Goya, Sequeira) et dix autres au musée de Meaux. Cela m'a amené à organiser à Meaux, en 1983, avec le concours de Blanche Grinbaum, une exposition, " Aux sources du classicisme ", qui a eu un certain retentissement. Cette exposition, je l'avait organisée dans un but précis : réfléchir sur l'histoire de l'art et sur la dynamique évolutive de la représentation picturale du milieu du seizième siècle au milieu du dix-septième siècle. Mais aussi révéler une période alors peu appréciée de la peinture française (Lallemant, Fréminet, Bellange), écartelée entre l'Ecole de Fontainebleau et le Grand Siècle.
Eprouvez vous la même passion pour l'art contemporain ?
Je regrette la gratuité et le dérisoire dans l'art. Sans doute Duchamp et son humour ont-ils été nécessaires à un moment de notre histoire. Mais aujourd'hui son héritage me paraît un cul-de-sac. De même qu'après Malevitch _ un très grand artiste _ et les suprématistes on arrive à une impasse : l'insignifiance de la toile blanche, du tas de caillou, du " n'importe quoi ". Un retour à la figure humaine, à l'expression des émotions, au message éthique, me semble la voie d'avenir.
En quoi l'exposition dont vous êtes l'un des commissaires pourrait y aider ?
L'évolution de l'art, comme le progrès de la connaissance scientifique, doit être replacée dans son contexte historique. Cette exposition peut avoir un rôle de creuset pour l'homme du vingt-unième siècle en provoquant une " fusion réconciliatrice " entre les activités humaines que l'on se plaît, depuis le romantisme, à cliver, à opposer. L'histoire des cultures n'est pas traitée par le musée actuel. Je trouverais intéressant que les articulations de l'art et de la science puissent être désormais présentées en un même lieu. D'autant que le musée d'art contemporain est de plus en plus déconnecté du monde réel, de la recherche, de l'évolution des connaissances : la déshumanisation de l'art _ arts plastiques, mais aussi littérature, voire philosophie _ fait des progrès inquiétants. La philosophie française, de Diderot à Bergson jusqu'à Merleau-Ponty, a longtemps pris en compte les avancées scientifiques. On a l'impression, aujourd'hui, que le temps s'est arrêté. Artistes et philosophes vivent, désormais, dans un univers trop cloisonné.
Ne pourrait-on pas retourner le compliment aux scientifiques ?
Je souhaite le retour de l'encyclopédisme. Je suis conscient que le monde de la science évolue dans une sphère très spécialisée, technique et abstraite, et de plus en plus difficile d'accès. Les scientifiques négligent trop souvent de réfléchir sur les implications de leurs découvertes au plan de la société. Au même moment, le grand public a de plus en plus de mal à suivre le fil du développement des connaissances scientifiques : peut-être parce que les médias ne font pas suffisamment leur travail, mais aussi parce que les scientifiques répugnent à une vulgarisation qui est cependant fondamentale. La science n'est pas une activité désincarnée, formelle, froide et finalement totalitaire. En revanche, je reconnais qu'il n'est pas aisé de faire comprendre que la recherche scientifique est, avant tout, débat critique.
N'est-il pas totalement utopique de vouloir ainsi rapprocher l'art et la science, deux mondes profondèment séparés depuis près de deux siècles ?
Si le but de la science et des arts est d'oeuvrer in fine pour le bonheur de l'humanité, les arts ont sans doute une fonction sociale essentielle, distincte et très complémentaire de celle de la science. L'oeuvre d'art, par sa " faculté d'éveil ", son pouvoir poétique, invite à la méditation, à l'évocation de " modèles " de l'homme en société, à un " rêve partagé " par la collectivité. La taille des théatres antiques nous indique que les tragédies classiques étaient appéciées par une majorité du peuple grec. Si l'oeuvre de Poussin a survécu, c'est qu'elle véhicule un message éthique qui a résisté aux siècles. La grande peinture d'histoire (religieuse surtout) s'adressait au plus grand nombre et en était comprise. "
L'artiste neuronal
16 septembre 1994
Le "mélange" est un genre littéraire qui a ses lettres de noblesse. Recueil de pièces et de petits écrits variés, il se feuillette comme un répertoire ou comme un album, livrant quelques instantanés de la pensée d'un auteur glanés au long de sa carrière. Il est comme l'envers familier et dispersé de l'oeuvre, son repos et sa part de désordre; une ponctuation. Raison et Plaisir est un "mélange". On y chercherait en vain un grand discours organisé ou l'exposé circonstancié et développé d'une théorie. Pour l'essentiel, il s'agit de deux articles, deux préfaces à des catalogues d'expositions conçues sous la direction de Jean-Pierre Changeux, celle du Musée de Meaux en 1987, consacrée aux sources du classicisme, et celle du Grand Palais en 1993, qui avait pour titre "L'âme au corps: arts et sciences _1793-1993". En interstices, quelques morceaux d'occasion, préfaces, entretiens, articles de journaux, qui reprennent pour l'essentiel des éléments déjà contenus dans les deux textes principaux. Tout cela est fort sympathique et décontracté. Tout professeur au Collège de France qu'il est, Changeux ne pontifie pas. Quand il parle de la raison et du plaisir, c'est d'abord de sa raison et de ses plaisirs qu'il s'agit. De son travail de savant et de ses joies de collectionneur de tableaux. De l'état actuel des connaissances sur le fonctionnement du cerveau humain et de la peinture des XVIIe et XVIIIe siècles. Un savant qui aime la peinture d'histoire, un industriel qui se prend de passion pour les trains électriques, ou un général qui court les salles de ventes à la recherche d'autographes de Mozart ne suscitent qu'un intérêt curieux. Violon d'Ingres ou jardin secret, il s'agit toujours de couper sa vie en deux, de faire la part des choses et de s'offrir un petit coin de déraison dans une existence par trop raisonnable. Mais Changeux n'aime pas l'idée de séparation; elle le révulse, elle est contraire à ce qu'il sait et à ce qu'il sent. Qu'il s'agisse de séparer radicalement le corps et l'âme, la science et l'art, la raison et le plaisir, le passé et le présent. L'homme est un, c'est sa religion et sa politique, et s'il en était autrement, toute science, constate-t-il, serait impossible et tout plaisir illusion. Aux oppositions, aux ruptures, aux domaines clos sur eux-mêmes, Changeux préfère les longs enchaînements, les échanges, les synapses, les connexions, les actions réciproques, les traces, les empreintes: "La science ne s'identifie pas à la raison, ni l'art au plaisir; mais il n'y a pas de science sans plaisir ni d'art sans raison." Art et science, raison et plaisir possèdent une base matérielle commune, le cerveau: "L'état mental est un état physique", même si la représentation de ces "paysages cérébraux" nous échappe encore.
Les lecteurs de l'Homme neuronal ne seront pas étonnés par cette profession de foi matérialiste. Il est amusant de constater qu'aujourd'hui un savant ne peut pas affirmer que le cerveau fabrique de la pensée, sans être accusé des plus graves péchés contre l'esprit: réductionnisme, rationalisme évidemment "étroit", positivisme assurément "borné". Si quelqu'un affirmait de nos jours, comme Diderot jadis, qu'il y a toujours dans la plus belle histoire d'amour "un peu de testicules", il causerait autant de scandale que Changeux qui prétend qu'il y a toujours dans la plus belle oeuvre d'art quelques milliards de neurones cérébraux. Nous aimons la création artistique vague, mystérieuse, ineffable et, pour tout dire, divine. Il y a des domaines auxquels la science ne doit pas toucher; et on se souvient des cris de douleur et d'horreur qui accueillirent, voilà deux ans, la prétention de Bourdieu à caresser la création littéraire avec les mains impures des sciences humaines. L 'art transcende, c'est d'accord, mais laissons les savants nous dire le plus précisément possible ce qu'il transcende. Comme l'écrivait Goethe qui n'était pas tout à fait un ennemi de l'esprit, "notre opinion est qu'il sied à l'homme de supposer qu'il y a quelque chose d'inconnaissable, mais qu'il ne doit pas mettre de limite à sa recherche". Changeux ne propose pas autre chose: réintroduire la connaissance scientifique, notamment le savoir sur le cerveau, dans la discussion sur l'art, celui que l'artiste crée et celui que le spectateur contemple _ et recrée. Un peu de lumière ne peut pas faire de mal, sauf aux hiboux. Et puis, ce savant n'est pas arrogant. On pourra même reprocher à Raison et plaisir de s'en tenir trop souvent au registre de la modestie. A ne pas vouloir faire étalage de sa science, Changeux prend le risque de paraître effleurer les questions, assez énormes, dont il esquisse les contours. C'est d'autant plus agaçant qu'à l'évidence il en sait beaucoup plus que ce qu'il veut bien écrire. Craindrait-il que nous ne soyons pas à la hauteur? Que la langue de la neurobiologie nous soit par trop hermétique? Il semble qu'à la prudence, méthodique, du scientifique soucieux de ne jamais transformer une hypothèse en certitude s'ajoutent au moins deux facteurs de gêne et de circonspection. Le premier tient au statut de la vulgarisation. Le cerveau, comme nous le dit Changeux, est une organisation d'une complexité "astronomique": "Au total, plus de cent milliards de neurones, dix mille fois plus de contact entre neurones, le nombre de combinaisons possibles entre ces points de contacts serait de l'ordre du nombre d'atomes présents dans l'Univers." Comment serait-il possible, en quelques pages lisibles par l'honnête homme, de donner une description de cette machinerie qui soit compréhensible, c'est-à-dire qui ne fasse pas seulement appel à nos facultés de rêve et d'imagination? Les quelques vives incursions qu'ose Changeux dans ces bases neurales de la conscience _ du côté de la perception des couleurs, par exemple, ou dans les "régions du plaisir" _ sont si passionnantes qu'on lui en veut de la brièveté du voyage. Si quelqu'un, un jour, peut écrire un vrai livre sur les fondements neurologiques de l'art, ce sera lui.
Le second frein tient à la sociologie intellectuelle. Changeux sait qu'il s'aventure dans des domaines hautement protégés qui ne sont pas de son ressort universitaire, notamment l'esthétique et la philosophie. Même s'il combat les savoirs clos et déplore les chasses gardées des spécialistes, même si le président du comité national d'éthique qu'il est a l'habitude de dialoguer avec des philosophes de profession, il sait qu'il progresse en terrain miné où le moindre faux pas fera exploser des concepts assassins. Du côté de l'esthétique, il peut compter sur quelques alliés, notamment Focillon et surtout Gombrich qui n'a jamais cessé de lire l'histoire de l'art et des images comme étant celle des relations complexes de l'homme avec son milieu naturel et les lois qui le régissent. Du côté de la philosophie, il compte sur Spinoza _ "Les hommes jugent les choses selon la disposition de leur cerveau" _ davantage que sur les matérialistes du XVIIIe siècle, toujours soupçonnés de nous prendre pour des machines. Changeux sait utiliser ces renforts, mais plutôt à la manière d'un guérillero que d'un grand capitaine. Plutôt que d'exposer amplement, d'argumenter pied à pied, d'enhaîner les propositions et les raisons, il procède par raids, brillants, surprenants, efficaces, puis il se replie dans les taillis des énigmes non élucidées, avec la certitude au coeur qu'elles le seront un jour. Nous apprenons ainsi beaucoup de choses, que nous portons, par exemple, dans notre cerveau, "la signature d'ancêtres poissons vieux de quelque trois cents millions d'années". Ou encore sur "l'organe de la civilisation" qu'est notre lobe frontal, sur la propagation des représentations mentales et des objets culturels, sur les variations d'intensité de la réaction d'orientation cérébrale qui accompagne la perception du "déjà vu" et du "trop vu" nécessaires à la reconnaissance des formes et au besoin de formes nouvelles. Mais tout se passe comme si Changeux refusait de sauter le pas et d'organiser, ailleurs qu'en son for intérieur, ces savoirs multiples en un tout cohérent. Le plaisir esthétique a quelque chose à voir avec l'activité rationnelle, la sensualité et la raison sont en recherche d'harmonie, le déclenchement d'états émotionnels par une forme définie n'est pas séparable de l'activité d'apprentissage et de mémoire et de cette faculté qu'à notre cerveau de reconnaître des constantes parmi différentes variations. Gombrich affirme même que sans cette faculté, "l'art n'aurait jamais existé". D'où l'idée que développe Changeux d'une évolution à la Darwin des représentations mentales et culturelles, au cours de laquelle l'élimination des formes vécues comme inadéquates ou inadaptées aurait accompagné la mutation et la survivance des formes les "meilleures". L'hypothèse donne le vertige, on veut en comprendre plus. Il et tentant, en attendant, de l'appliquer au livre de Changeux. Raison et Plaisir serait comme une représentation primitive d'un grand livre à venir, à la hauteur esthétique de son audace intellectuelle, et où les lois de la raison se réconcilieraient enfin avec les intérêts des sens.
Jean-Pierre Changeux, l'homme de l'art
Le goût pour l'art de ce scientifique à l'intelligence rectiligne l'a conduit à la présidence de la commission des dations et de celle qui doit réfléchir aux transformations du Musée de l'homme.
Emmanuel de Roux, 3 mai 2003
C'est peu de dire que la place libre est comptée. L'appartement de Jean-Pierre Changeux, tout en haut d'un banal immeuble haussmanien de Saint-Germain-des-Prés, est bondé. Un buffet Renaissance dévore l'entrée. Les murs du salon disparaissent sous des peintures des XVIIe et XVIIIe siècles. Une bibliothèque est chargée de vieilles reliures. La cheminée est encombrée de terres cuites qui débordent sur le bureau. Un orgue est calé entre les deux fenêtres. Une pile de catalogues de vente monte à l'assaut d'un radiateur. Quelques fauteuils Louis XV occupent ce qui reste d'espace. Le biologiste, costume de velours marron, chemise rose, commente chaque œuvre, en s'attardant sur la toile d'un cavaragesque florentin qu'il a "achetée avec les droits d'auteur de L'Homme neuronal",son livre le plus célèbre. Le scientifique est ici comme un bernard-l'ermite dans sa coquille. A cette différence près qu'il n'a jamais quitté son logis. Ce fils d'un agent commercial de Gaz de France occupe, depuis l'âge de 3 ans, ce balcon ouvert sur le 6e arrondissement de Paris. "Toute ma vie s'est déroulée ici, sur la rive gauche. J'y ai fait mes études en commençant par la maternelle de la rue Madame, en poursuivant par Montaigne et Louis-le-Grand, jusqu'à Normale-Sup. Je suis entré ensuite à l'Institut Pasteur où je travaille encore et j'occupe une chaire au Collège de France." La seule parenthèse de ce modeste voyage, à travers trois arrondissements parisiens, fut un séjour aux Etats-Unis, de 1965 à 1967, à Berkeley (Californie) puis à l'université Columbia (New York). Comme tous les vieux Germanopratins, il déplore l'évolution du quartier, "envahi par les boutiques de mode".
Sa carrière scientifique ? Une voie droite qu'il a eu "beaucoup de bonheur à suivre". Vocation précoce, entrée à l'Institut Pasteur, dès 1959 : Jacques Monod y dirige sa thèse sur le travail des protéines allostériques. Il passera ensuite de la biologie moléculaire pure à l'étude du système nerveux. Son séjour américain lui a laissé de bons souvenirs : "La recherche y est plus compétitive qu'ici, plus orientée vers l'observation empirique. Il manque à l'Europe, et surtout à la France, cette ébullition constante que l'on trouve de l'autre côté de l'Atlantique." Il juge d'ailleurs sévèrement la situation de la recherche en France qui, "depuis une vingtaine d'années, pousse les jeunes générations à s'installer aux Etats-Unis". Pour cet homme des Lumières, les effets négatifs ou pervers du progrès scientifique sont secondaires. "Les manipulations génétiques ont commencé il y a 8 000 ans, quand l'homme a domestiqué les animaux et les céréales. Sans doute aujourd'hui les délais pour transformer le vivant se sont-ils terriblement raccourcis. Mais, grâce aux outils de l'ingénierie génétique, on peut mieux le contrôler. Les avancées positives de la science pèsent beaucoup plus lourd que ses effets négatifs, même si ces derniers existent. Les risques encourus par l'homme de la Renaissance étaient plus grands que les nôtres. Il est néanmoins indéniable que de nouveaux risques apparaissent : les applications de la physique ont conduit à la fabrication d'armes de destruction massive ; les progrès de la biologie peuvent être détournés de leurs buts pacifiques. Aussi une régulation éthique est-elle indispensable au niveau international. Mais si les scientifiques ont des responsabilités, celles-ci sont d'abord le fait des pouvoirs politiques, émanations de la société."
L'orgue et la peinture
La seule chose qui pourrait perturber cette intelligence rectiligne, sûre des voies du progrès, c'est son goût pour les arts. Mais là encore, ses choix reflètent un équilibre maîtrisé. "Un travail expérimental, toujours remis en cause, finit par engendrer de vives tensions, explique Jean-Pierre Changeux. L'art permet d'établir une sorte de compensation." Est-ce un simple euphorisant ? La question lui ferait presque perdre son sang-froid. "Bien sûr que non ! Mais les tensions qui traversent le monde de l'art, différentes de celles que j'éprouve chaque jour, sont, pour moi, complémentaires. Les arts m'apportent une forme d'équilibre affectif et intellectuel, une profonde joie intérieure, qui me manquerait autrement. Je suis loin d'être le seul scientifique dans ce cas : André Lwoff était peintre, et Jacques Monod, bon violoncelliste." Ce qui est plus rare, c'est de combiner plusieurs passions artistiques. La musique, d'abord. Jean-Pierre Changeux joue de l'orgue depuis son adolescence. Il en aime "la plénitude harmonique"; il se dit particulièrement sensible à la qualité des œuvres écrites pour cet instrument, des musiciens français du XVIIe siècle à Messiaen, en passant par Bach. "Déchiffrer les partitions me procure toujours un grand plaisir." C'est aussi un amateur de peinture dont l'œil s'est éduqué dans les musées et les salles de vente. " Cette éducation, note-t-il, a aussi bénéficié de l'amitié de quelques professionnels de l'art. C'est un véritable bonheur que de pénétrer la peinture d'un artiste ou d'une époque, de suivre l'évolution du goût. Et puis il y a le plaisir de la découverte, celui de l'attribution, qui me ramène à la recherche scientifique - la mise à l'épreuve de mon propre jugement." Il avoue être plus à l'aise avec les œuvres des XVIIe et XVIIIe siècles qu'avec celles de ses contemporains, "faute de repères suffisants, dit-il. Je suis également sensible à ce type de peinture parce que la grande humanité qui se dégage de ces œuvre fait partie du programme esthétique du peintre. Ces toiles avaient enfin l'avantage, quand j'ai commencé à les collectionner, d'être accessibles à ma bourse !" C'est ainsi qu'en vingt ans Jean-Pierre Changeux rassemble des œuvres de Jean-François de Troy, Charles-Antoine et Noël Coypel, Louis et Bon de Boulogne, Mathieu Le Nain ou Carle Van Loo.Il donnera les plus belles pièces de cette collection au musée de Meaux. Deux toiles iront rejoindre le Lou- vre. Parfois, l'amateur éclairé passe de l'autre côté du miroir pour organiser une exposition qui fait date, comme, en 1993, "L'âme au corps", au Grand Palais, avec Jean Clair. Ce n'est donc pas un hasard si ce collectionneur a accepté avec enthousiasme la présidence de la commission des dations. " Je fais en sorte que cette procédure qui consiste à payer ses droits de succession, ses donations ou ses impôts par le biais d'œuvres d'art contribue à sauvegarder le patrimoine national dans des conditions équitables pour le contribuable comme pour l'Etat." Il avoue que cette activité lui prend beaucoup de son temps libre. Il vient peut-être de sacrifier ses derniers loisirs en acceptant de siéger au sein de la commission qui réfléchit à la transformation du Musée de l'homme.
Jean-Pierre Changeux, professeur au Collège de France. «Ne pas exclure la science d'une réflexion sur la morale»
Jean-Yves Nau, 2 février 2005
Faut-il ou non voir un caractère provocateur au colloque international « Neurobiologie des valeurs humaines » que vous venez d'organiser à Paris ?
Nullement. Analyser ce que les neurosciences peuvent apporter dans notre compréhension de la beauté, de la justice ou de la vérité est avant tout un programme de travail de recherche. C'est ainsi qu'il faut comprendre le thème retenu pour ce colloque. Il ne s'agit nullement d'une affirmation selon laquelle la neurobiologie pourrait « connaître » les valeurs humaines. Il s'agit d'affirmer et de convaincre qu'il est nécessaire de développer des travaux, complémentaires aux recherches existantes dans le domaine des neurosciences ; travaux qui enrichiront notamment nos connaissances sur le système nerveux.
La recherche sur les bases neurobiologiques des valeurs humaines n'a donc rien d'illégitime ?
Bien au contraire. C'est une ouverture qui, de mon point de vue, est un progrès. L'erreur serait toutefois de restreindre ces recherches et ces réflexions à la seule neurobiologie. Il nous faut impérativement parvenir à les mener dans un contexte de sciences humaines et de tradition philosophique classique. Il n'y a ici aucune opposition mais bien la promesse d'un enrichissement mutuel.
Vo travaux suscitent une grande émotion dans certains milieux philosophiques, psychiatriques ou psychanalytiques. Qu'en pensez-vous ?
Je le regrette beaucoup. Il n'y a, de ma part, aucune volonté d'hégémonie, bien au contraire. Très sincèrement, je suis réellement animé par une volonté de dialogue, d'échange et de progrès. Je trouve regrettable que dans notre pays de telles relations ne puissent exister. Mais c'est en train de changer, comme en témoignent les échanges très constructifs lors des colloques multidisciplinaires que nous organisons au Collège de France.
Que répondez-vous à ceux qui vous accusent de réductionnisme, voire de scientisme ?
Ces accusations m'attristent puisque, précisément, le progrès ne pourra venir que de l'échange. Ce qui compte pour moi, c'est de trouver le chemin du dialogue, le terrain d'entente sur lequel on puisse construire. Cela n'est certes pas toujours facile. Je suis parfois surpris, choqué, par des anathèmes qui me paraissent d'un autre siècle. Il ne faut pas penser qu'une approche objective via la connaissance scientifique soit antagoniste d'une réflexion sur les valeurs morales et sur ce qui définit le beau. Bien au contraire, je pense que cette approche enrichit cette réflexion. Pour ma part, j'estime qu'une authentique réflexion humaniste ne peut qu'inclure une telle approche scientifique. Ce serait contre-productif et même contraire à une certaine éthique que d'exclure la science d'une réflexion sur la morale, l'esthétique et la vérité.
Où en est aujourd'hui le développement de ces recherches controversées ?
Nous en sommes à une période de transition marquée par le rapide développement chez l'homme, dans le plein respect des règles éthiques, de travaux expérimentaux. En d'autres termes, nous en sommes à la mise à l'épreuve des hypothèses développées depuis une ou deux décennies. Nous cherchons ainsi à savoir concrétement ce que le cerveau humain peut nous apporter pour comprendre les valeurs humaines.
A quoi peut-on, selon vous, comparer, dans l'histoire de la biologie, ce qui se passe aujourd'hui dans les neurosciences ?
Sans aucun doute à ce qui s'est passé aux grands moments de la biologie moléculaire. Autrefois, la vie était immanente, insaisissable. Il y eut longtemps une conception vitaliste de la cellule vivante, conception qui était encore présente quand j'ai commencé mes études. A cette époque, la cellule vivante était alors difficile à cerner dans ses propriétés élémentaires. Or la biologie moléculaire a ruiné tout cela. Après la découverte de l'ADN et en plein développement de la génomique, plus personne ne dirait aujourd'hui que l'hérédité est liée à des forces immanentes. Nous vivons une révolution de cette nature et de cette ampleur.
Et que peut-on, selon vous, attendre de cette révolution ?
Les neurosciences vont nous apporter une nouvelle vision, une nouvelle conception, de l'homme et de l'humanité. Nous nous devons de réfléchir plus avant aux conditions qui vont, peut-être, apporter plus de qualité de vie et de bonheur de vivre aux hommes puisque tel est bien, après tout, notre but. Les neurosciences inaugurent les Lumières du XXIe siècle. C'est dire l'importance du débat. Au XVIIIe siècle, il n'y avait pas d'uniformité. Diderot et Helvetius avaient des points de vue très différents. Pour autant, cette époque a su générer un mouvement profond de dialogue et de réflexion. Nous commençons à vivre un mouvement équivalent, de plus en plus fondé sur les données de la science contemporaine. Il nous faudra, certes, des sauts technologiques importants et des sauts théoriques pour comprendre ce que signifieront les nouvelles images dont nous disposerons. Je suis convaincu, enfin, que c'est à l'échelle cellulaire et moléculaire, au niveau des réseaux de neurones, que se situent les explications d'un bon nombre de maladies du système nerveux, qu'il s'agisse de l'autisme, de certaines formes d'épilepsie génétique ou de la schizophrénie.
Raison et matérialisme, clés du siècle des Lumières
Le neurobiologiste Jean-Pierre Changeux associe objets scientifiques et oeuvres d'art pour décrypter les révolutions du XVIIIe siècle.
Emmanuel de Roux, 21 septembre 2005
Quel rapport y a-t-il entre Isaac Newton (1642-1727), l'inventeur de la théorie de la gravitation universelle mais aussi l'auteur d'études fondamentales sur la lumière, et l'abbé Grégoire (1750-1831), conventionnel qui fit voter les décrets abolissant l'esclavage ? Ils ont chacun un pied dans le même siècle, le XVIIIe, période faste pour Nancy, qui organise une exposition au titre énigmatique : "La lumière au siècle des Lumières et aujourd'hui". A priori, la proposition de rassembler les deux personnalités sous le même toit relève du grand écart. Partir de la dispersion de la lumière blanche pour aboutir aux droits de l'homme peut sembler paradoxal. Ce programme est signé par le neurobiologiste Jean-Pierre Changeux, professeur au Collège de France, auteur de L'Homme neuronal, mais aussi co-commissaire (avec Jean Clair) de "L'Ame au corps", une exposition au Grand Palais de Paris (1993) qui fit grand bruit. A Nancy, il entend nous montrer comment l'expérimentation scientifique, née au XVIIIe siècle, a radicalement changé notre perception du monde. Le parcours proposé va des sciences physiques à la morale, en passant par les sciences de l'homme. Il est placé sous le signe d'une stricte rationalité. "Pourquoi ne pas regarder la sensibilité, la vie, le mouvement comme autant de propriété de la matière", s'interrogeait d'ailleurs Diderot, auquel Jean-Pierre Changeux rend un hommage appuyé. Pour l'un comme pour l'autre, la psychologie est inséparable de la physiologie. Le visiteur sera peut-être un peu déboussolé par la rapidité des courts-circuits. Une première partie enchaîne les études de Newton sur le rayonnement lumineux, les machines optiques, l'anatomie de l'oeil, la perception visuelle et la physiologie du cerveau. Il faut opérer ensuite un premier saut pour passer de l'observation à la perception. Comment se construit la pensée ? Par l'expérience, répond l'abbé de Condillac (1715-1780). C'est elle qui organise nos sens et construit notre psychisme, indique le philosophe. Diderot arrive à des conclusions proches. L'univers n'est pas une création divine. La nature fait des essais, nous dit l'auteur de la Lettre sur les aveugles. Et seuls les essais réussis se perpétuent. Changeux semble nous suggérer que Diderot serait un précurseur de Darwin. Un second bond nous conduit jusqu'aux sciences humaines. Antoine de Bougainville (1729-1811) est crédité d'un examen quasi newtonien des sociétés qu'il découvre dans le Pacifique - Diderot publiera d'ailleurs un Supplément aux voyages de Bougainville. Et c'est la reconnaissance, par le navigateur, de la diversité des cultures et de leurs valeurs propres qui, nous dit Jean-Pierre Changeux, vont déboucher sur la Déclaration des droits de l'homme, l'abolition de l'esclavage et l'émancipation des juifs de France, auxquelles va contribuer l'abbé Grégoire. Des images cliniques du cerveau en action ponctuent l'exposition. Elles sont là pour nous rappeler que la chimie moléculaire est à l'origine de la pensée. Ici, la notion d'inconscient n'a pas droit de cité.
La force de cette exposition à thèse est d'être articulée par toute une série d'oeuvres artistiques exceptionnelles, sous-tendue par la très belle mise en scène de Roberto Ostinelli. Elle laisse au visiteur la liberté d'organiser son propre parcours et finalement de privilégier une vision qui n'est pas forcément celle de Jean-Pierre Changeux. Quant au sens artistique du professeur au Collège de France, il fera l'unanimité. En témoigne, par exemple, une somptueuse horloge baroquissime, dite de la Création du monde, élaborée par François Thomas Germain, l'orfèvre de Louis XV, et qui vient de Versailles. Ou les tableaux de l'Italien Donato Creti (prêtés par le Vatican) qui mettent en scène les planètes dans des conjonctions totalement irréelles. La partie vouée à l'anatomie aurait ravi André Breton ou Georges Bataille par la bizarrerie surréaliste de ces organes de cire éclatés ou de ces écorchés de femmes enceintes. Et dans la section consacrée aux voyages de Bougainville, visuellement la plus riche et la plus étonnante, on découvre des toiles méconnues, comme ces pirogues de guerre tahitiennes peintes par William Hodges, un compagnon du capitaine Cook, qui réussit à combiner une splendide composition à la fois néoclassique et préromantique avec un document ethnographique de premier plan. L'exposition se termine par des lavis de mécanismes techniques venus du Conservatoire des arts et métiers. Depuis Duchamp, nous regardons d'un autre oeil ces machines célibataires. L'expérience a enrichi nos sensations. CQFD.
L'apport de la neurobiologie aux sciences économiques
Un séminaire de Jean-Pierre Changeux au Collège de France montre comment la connaissance du fonctionnement cérébral renseigne sur le processus de décision
CHRISTIAN SCHMIDT*, 17 avril 2006
La neuroéconomie est-elle une discipline nouvelle ? Il s'agit plutôt, pour le moment, d'un programme de recherche regroupant des neurobiologistes et des économistes. Mais son objectif est ambitieux. Il se propose d'explorer le fonctionnement du cerveau humain lorsqu'il procède à des choix raisonnés et prend des décisions réfléchies, pour mieux comprendre les processus décisionnels à l'oeuvre en économie. Plusieurs centres de recherche américains sont déjà engagés dans ce programme et quelques groupes se sont organisés plus récemment, en Europe - en Italie, en Allemagne et en Suisse notamment. Pour la première fois en France, Jean-Pierre Changeux, directeur du Laboratoire de neurobiologie moléculaire à l'Institut Pasteur et auteur de L'Homme neuronal, consacre cette année son séminaire du Collège de France à la neuroéconomie. Que la neurobiologie et la science économique soient en mesure de collaborer de manière féconde est devenu possible grâce aux évolutions des deux disciplines. Le passage de l'étude des mécanismes réflexes à celle des processus de projections finalisées dans l'analyse du fonctionnement du cerveau a ouvert à la neurobiologie le vaste territoire de la prise de décision. Du côté de l'économie, le terrain a été préparé par les travaux inspirés de la psychologie expérimentale qui ont montré que les choix raisonnés des agents renvoyaient à des schémas mentaux le plus souvent distincts de la stricte logique des choix rationnels. L'essentiel des recherches neuroéconomiques repose sur une hypothèse centrale : les processus de décision rationnelle n'excluent pas le rôle des émotions. Il est même vraisemblable que l'émotion constitue un ingrédient indispensable à la rationalité, tout au moins lorsqu'elle se manifeste à l'occasion d'un choix. Cette introduction de l'émotion dans la phase délibératoire de la décision a conduit le neurobiologiste Antonio Damasio à élaborer, pour en rendre compte, sa théorie des "marqueurs somatiques". Cette approche neurobiologique de la décision s'accorde avec la nouvelle théorie économique des choix risqués, inaugurée dans les années 1980 par Daniel Khaneman et Amos Tversky sous l'appellation de "Prospect Theory". Pour ces auteurs, le choix des décideurs est déterminé par l'estimation des gains et des pertes qu'ils anticipent à partir d'un point de référence. Ce point de référence est subjectif, et l'évaluation comparative dérivée de cette référence est comptabilisée en termes d'avantages (gains) et d'inconvénients (pertes), inséparables d'un contenu affectif. Ils renouent ainsi avec la vénérable tradition utilitariste du calcul des plaisirs et des peines développée par Bentham au XIXe siècle. Les premiers travaux de neuroéconomie visent à valider cette hypothèse du rôle des émotions dans le calcul économique, en combinant l'exploration neuronale et l'observation expérimentale des comportements. Ils révèlent en particulier les difficultés éprouvées dans la mise en oeuvre de décisions rationnelles chez des individus dont les fonctions cognitives sont intactes, mais qui souffrent de lésions affectant certains centres nerveux responsables de la sensibilité. Les recherches de neuroéconomie en tirent différentes conséquences sur la manière dont le cerveau travaille diverses situations de choix. Par exemple, lorsqu'un décideur opère dans une situation ambiguë, caractérisée par des informations incomplètes ou contradictoires, il ne se contente pas d'appliquer un protocole de calcul, comme le voudrait la théorie économique classique, il sélectionne les informations et les organise selon un schéma qui les lui rend intelligibles. Pour y parvenir, il mobilise conjointement les ressources de ses capacités spéculatives et de sa sensibilité émotive. L'activité cérébrale apparaît ainsi fort différente dans ces situations ambiguës que lorsqu'il s'agit de procéder à un simple calcul de probabilités, ou même d'une estimation de l'incertitude. La neuroéconomie conduit donc à réexaminer les catégories économiques traditionnelles des choix en avenir incertain. Deuxième exemple, les décisions stratégiques étudiées par la théorie des jeux, où le choix rationnel d'un agent dépend de ce qu'il peut savoir de celui des autres. Plusieurs travaux neurobiologiques ont révélé qu'une action exécutée par un sujet active dans le cerveau des autres les mêmes zones que celles qui auraient été activées s'il avait lui-même exécuté cette action. Cette théorie des "miroirs neuronaux" offre ainsi un fondement aux notions de "connaissance mutuelle" et de "connaissance commune" familières aux théoriciens des jeux, tout en ouvrant la voie à de nouvelles investigations. Ces deux exemples permettent d'identifier de nombreux champs d'application : choix financiers, arbitrage entre la consommation et l'épargne, négociations de toutes sortes... Pour que cette rencontre entre économistes et neurobiologistes soit féconde, des malentendus doivent cependant être dissipés. Si la prise en compte de la dimension cognitive des activités économique est à l'origine de la curiosité des économistes pour les neurosciences, c'est au contraire la logique du calcul de maximisation comme solution aux problèmes soulevés par l'activité neuronale qui a dirigé les neurobiologistes vers l'économie. Entre les modèles logiques conçus par les économistes, et les patterns neuronaux mis en évidence par les neurobiologistes, une série de formulations intermédiaires sont indispensables pour articuler leurs apports respectifs.
* Christian Schmidt est professeur à l'université Paris-Dauphine et directeur du Laboratoire d'économie et de sociologie des organisations de défense (Lesod)
Jean-Pierre Changeux, esthète neuronal
La capacité à projeter et à faire partager des émotions à travers l'art est le produit de l'évolution du cerveau humain. Un territoire que l'auteur de "L'Homme neuronal" explore en pionnier.
Catherine Vincent, 29 mai 2009
Ce n'était pas l'idée qu'on se faisait du salon d'un homme de science. Un orgue coincé entre deux fenêtres, quelques fauteuils Louis XV, des sculptures en terre cuite sur la cheminée, des murs couverts de tableaux et d'esquisses : ici, l'amateur d'art parle le premier. Et il s'excuserait presque de ne pouvoir nous montrer la formidable collection de peintures des XVIIe et XVIIIe siècles qu'il a réunie pendant trente ans, et dont il a donné l'essentiel au Musée de Meaux (Seine-et-Marne). "Cette activité de collectionneur est ludique, je m'y suis livré depuis que je suis étudiant, en parallèle à mon activité scientifique. Jusqu'au jour où je me suis rendu compte que ma réflexion sur le cerveau pouvait m'apporter sur l'art un autre regard", précise-t-il. On ne se refait guère à 72 ans, et Jean-Pierre Changeux reste avant tout un neurobiologiste. L'un des plus grands de notre époque. Professeur honoraire au Collège de France, professeur émérite à l'Institut Pasteur, président du Comité consultatif national d'éthique de 1993 à 1999, celui qui fut en 1983 l'auteur de L'Homme neuronal publie aujourd'hui Du vrai, du beau, du bien (éd. Odile Jacob). Le fruit de trente ans d'enseignement et d'avancées scientifiques, qui ébauche une théorie synthétique des fonctions cognitives de l'espèce humaine. Ni plus ni moins.
Mémoire, apprentissage, langage et écriture, mais aussi vie en société, morale ou signification de la mort... " Désormais, tout ou presque de nos capacités supérieures peut se concevoir, et parfois s'expliquer, par le fonctionnement de nos neurones et de notre cerveau", affirme-t-il. Ainsi en va-t-il de la création artistique. Une science aussi jeune que prometteuse appelée "neuroesthétique", dont il parle, dans cet appartement parisien de Saint-Germain-des-Prés où il vit depuis l'âge de 3 ans, avec un plaisir non dissimulé. Aborder par la science un domaine aussi complexe que l'activité artistique, comment est-ce possible ? Par une réflexion théorique associée aux progrès effectués dans diverses disciplines (neurologie, éthologie, biologie de l'évolution, psychologie expérimentale...), ainsi qu'aux techniques d'imagerie cérébrale, répond-il. Et qu'on ne vienne pas lui dire que cette approche est réductrice ! Ce n'est pas, affirme-t-il, parce qu'on commence à connaître l'intimité des mécanismes chimiques et moléculaires qui interviennent dans le fonctionnement du cerveau que notre vision s'en trouve limitée. Au contraire. "Les neurosciences constituent un domaine de recherche foisonnant et offrent une ouverture considérable vers une meilleure compréhension de l'homme", poursuit-il.
Une compréhension qui, dans le domaine esthétique, prend en compte l'existence, entre l'artiste et ceux qui apprécient son oeuvre, d'une "relation d'empathie" (capacité à s'identifier et à ressentir comme autrui). Et aussi "nos multiples histoires évolutives passées et présentes, emboîtées les unes dans les autres". La première de ces histoires est génétique, et résulte de l'évolution des ancêtres de l'homme. La deuxième, qui commence sans doute dans le ventre maternel, façonne la manière dont les neurones vont se connecter dans notre cerveau : par "stabilisation sélective de synapses" - notion essentielle dans l'oeuvre de M. Changeux -, ils vont former un réseau unique, qui résultera de l'imprégnation culturelle du nouveau-né puis de l'enfant dans son environnement familial et social. La troisième évolution, elle, survient lorsque nous interagissons avec le monde extérieur. De façon consciente ou non, nous élaborons alors des représentations de ce monde qui vont être mémorisées et stockées dans notre cerveau, et qui seront elles-mêmes susceptibles de s'organiser en raisonnements, en propositions... ou en création artistique. "Une oeuvre d'art est elle-même la synthèse de plusieurs évolutions, précise le neurobiologiste. Celle de son époque, puisqu'elle s'inscrit toujours dans l'histoire de l'art. Et celle de l'artiste, dont le projet va se développer par esquisses successives jusqu'à ce qu'il parvienne à l'adéquation optimale entre l'image représentée et l'intention de départ." Une aventure cérébrale d'une subtilité inouïe, à laquelle s'ajoute le fait que l'oeuvre touche la subjectivité et les émotions - celles de l'artiste comme celles de ceux qui apprécient son oeuvre - par ce que M. Changeux nomme une "communication symbolique intersubjective". " Lorsque vous regardez le Guernica de Picasso, vous ne percevez pas seulement les figures qui s'y trouvent, mais tout l'investissement émotionnel qu'il contient. Vous recevez ainsi le message que l'artiste souhaite communiquer", précise-t-il tout en ouvrant son ordinateur portable. En quelques clics, il appelle à l'écran une série d'illustrations pour montrer la relation entre l'émergence de notre espèce et l'apparition de l'art. Voici d'abord Homo habilis, apparu il y a 2,5 millions d'années, créateur des premiers outils. Un million d'années plus tard, la symétrie apparaît sur les silex bifaces ("une activité essentiellement esthétique, qui n'augmente guère l'efficacité de l'outil"). Vient ensuite, il y a trois cent mille ans, la découverte du symbolisme par Homo erectus. Ces hommes-là considéraient-ils qu'ils faisaient de l'art ? "Très tôt, en tout cas, la création artistique a servi comme mode d'expression et de communication et participé à la vie collective." Une composante fondamentale dans la vie sociale de notre propre espèce, Homo sapiens, dont on trouve le prolongement aujourd'hui. Notamment dans la musique, "qui joue un rôle essentiel d'appartenance au groupe parmi les jeunes". Peinture et musique, la perspective offerte par ces deux arts est-elle la même d'un point de vue neurobiologique ? "L'un mobilise l'oeil, l'autre l'oreille, l'un est statique et l'autre dynamique, mais il existe entre eux de nombreux points communs..." Jean-Pierre Changeux devient songeur. "La neuroscience, ajoute-t-il, a encore beaucoup à découvrir sur l'origine et la fonction sociale de l'art musical, qui a peut-être été très précoce dans l'histoire de l'humanité." Notre cerveau, sur ce terrain, reste une "boîte noire". Le regrette-t-il ? "En matière de neuroesthétique, mon but est de faire une esquisse des recherches à venir. Et de susciter des vocations, parmi les historiens de l'art comme parmi les neurobiologistes".