TEMOIGNAGES SUR ROBERT DEBRE
Extraits de : https://histrecmed.fr/temoignages-et-biographies/temoignages
JEAN BERNARD
j'ai été l'heureux disciple de deux grands médecins, Paul Chevallier dont je viens de parler et Robert Debré. Avec ce dernier, j'avais des relations familiales par sa première épouse, née Jeanne Debat-Ponsan, la mère de Michel et d'Olivier, l'une des premières femmes internes des hôpitaux de Paris (à une époque où les hommes étaient violemment anti-féministes et mettaient des notes très moyennes à l’oral pour les empêcher les femmes d’être nommées aux concours !). Vous savez que Robert Debré, étudiant en philosophie, collaborait auxCahiers de la quinzaine de Charles Péguy. Mais il avait un ami médecin (Etienne May) qui lui propose, un jour, de venir voir comment cela se passe à l'hôpital. Cristallisation ! Debré annonce à Péguy qu'il veut faire des études de médecine et celui-ci lui rétorque : "alors, tu veux gagner de l'argent comme les autres !". Remarquez qu’il y a un fond de vrai dans cette remarque, un médecin gagne plus qu'un philosophe ! Il reste que si Robert Debré fut vraisemblablement l'un des plus grands pédiatres de son temps, il n'a fait lui-même aucune découverte. Mais, s’il n'était pas lui-même un chercheur, il relevait d'une catégorie intéressante et très importante, celle de l'entrepreneur de recherche comme on dit aux Etats-Unis. Il avait compris l'importance de la recherche et il avait le génie de saisir l'importance d'une découverte. Quand par exemple Charles Nicolle montre que le sérum de convalescence-rougeole a une action préventive, en quelques semaines Debré installe un centre de sérothérapie à l'Hôpital des Enfants malades. De même à propos du BCG, a t-il toujours défendu Albert Calmette. Enfin, c'est lui qui a créé dans son sous-sol des Enfants malades un laboratoire de chimie avec Georges Schapira et Jean Claude Dreyfus. Ainsi, c’est lui qui m'a introduit dans le laboratoire de Gaston Ramon à l'Institut Pasteur de Garches afin de travailler sur le sang des petits diphtériques. Ramon qui venait de découvrir le vaccin anti-diphtérique n’était pas médecin, mais vétérinaire (il avait également découvert le vaccin contre le tétanos). Là, pendant près d'un an, je n’ai rien fait d’autre que livrer le matériel et rester debout. Ramon m'a expliqué que c'était cela l'enseignement de Pasteur : "tout faire soi-même, sinon on n’est jamais sur de la qualité du travail", une bonne méthode pour inculquer la rigueur scientifique, mais évidemment pas très favorable à l’enseignement.
La réforme Debré du plein temps hospitalier (création des C.H.U. en 1958) a joué un rôle très important pour l'organisation de l'enseignement et dans celui de l'hôpital, non pas pour ma génération qui n'en a pas bénéficié, mais pour la suivante. Avant-guerre, l'un de mes patrons d'internat, dont je tairai le nom, n'était à l'hôpital que de 11 h. à 11 h. 20 car les chefs de service n'étaient pas rétribués, mais le fait d'être 'Médecin des Hôpitaux de Paris' permettait d'avoir une fructueuse clientèle extérieure. Même un homme aussi éminent que le professeur Robert Debré ne restait à l'hôpital que de dix heures et demie le matin à une heure de l'après-midi. Si la réforme a été un élément essentiel de modernisation de l'hôpital, j'ajouterais qu'elle a aussi présenté un certain nombre d'inconvénients. Ainsi, elle n'a rien prévu pour le garçon qui sort de l'internat ou du clinicat et qui n'est pas nommé professeur.
L’INH dirigé par monsieur Bugnard avait bien aidé la recherche médicale en des temps particulièrement difficiles. Au lendemain de la guerre, alors qu'il était professeur de biophysique à Toulouse, Robert Debré l'a convié à venir à Paris pour prendre la direction de l'INH. Malgré ses maigres budgets, il a réussi à envoyer des jeunes chercheurs aux Etats-Unis, et à les installer à leur retour. Il a même tenté de faire revenir en France André Cournand, un ancien interne de Debré, installé à New York qui a obtenu le prix Nobel (1956) pour ses travaux en cardiologie (Debré a tenté d'obtenir pour Cournand une chaire Collège de France que celui-ci aurait cent fois méritée, mais il y a eu de petites intrigues, comme plus tard pour Roger Guillemin, un autre Nobel, auquel Robert Courrier refusait les moyens de travailler...). Il demeure que si la recherche doit beaucoup à l'INH et à son directeur, en matière de gestion budgétaire, Louis Bugnard était assez ...éparpillé. Il saupoudrait ses maigres crédits entre les demandeurs en fonction de certaines sympathies. Je me souviens d'une conversation avec lui : "...en somme lui disais-je, vous donnez un franc à chaque Français, deux francs s'il est de Toulouse et quatre s'il est au Parti socialiste !..." Il avait éclaté de rire. En 1958, lorsque les crédits de la recherche médicale ont brusquement augmenté et que je suis allé lui annoncer la bonne nouvelle, sa réaction m’a surpris : "mais que vais-je faire de tout cet argent !?". Bugnard était quelqu'un qui avait compris l'importance de la recherche ; c’était un homme fort courageux qui malgré une très grave maladie a tenu le coup longtemps, mais sa manière de gérer l’INH est l'une des raisons qui ont poussé à la création de l'Inserm. Bien entendu il y en a d'autres. Ainsi, Georges Mathé a eu un rôle capital dans cette transformation, mais que, curieusement, le ministre de la Santé de l'époque, Raymond Marcellin, n'a jamais reconnu. En réalité, ni Marcellin, ni Mathé n'appréciaient Bugnard et l'une des raisons du passage de l’INH à l’Inserm est un problème de personnes. La création de cet institut résulte d'une décision ministérielle, largement faite en dehors de nous, sous la responsabilité du quatuor Aujaleu, Bugnard, Marcellin, Mathé.
EUGENE AUJALEU
Robert Debré eut un rôle central dans la réforme hospitalière de 1958 et un rôle symbolique dans la naissance de l'Inserm. Quant à Jean Bernard, c'était un jeune, la génération suivante et c'est lui que j'ai mis à l'Inserm à la présidence de mon Conseil d'administration. J'ai aussi beaucoup travaillé avec Jean Dausset et on lui a installé une unité Inserm, il s'était affirmé en 1958 avec Debré, quand nous avions fait la réforme des Centres hospitalo-universitaires (CHU). Georges Mathé a eu un rôle très important dans les débuts de l'Institut, je pense surtout pour des raisons politiques, il était gaulliste. Il a joué un rôle très important dans son organisation en tant que conseiller de Marcellin. Pour nous, le point intéressant est qu'il avait l'oreille de ses confrères cliniciens.
PHILIPPE LAZAR
Robert Debré eut un rôle central dans la réforme hospitalière de 1958 et un rôle symbolique dans la naissance de l'Inserm. Quant à Jean Bernard, c'était un jeune, la génération suivante et c'est lui que j'ai mis à l'Inserm à la présidence de mon Conseil d'administration. J'ai aussi beaucoup travaillé avec Jean Dausset et on lui a installé une unité Inserm, il s'était affirmé en 1958 avec Debré, quand nous avions fait la réforme des Centres hospitalo-universitaires (CHU). Georges Mathé a eu un rôle très important dans les débuts de l'Institut, je pense surtout pour des raisons politiques, il était gaulliste. Il a joué un rôle très important dans son organisation en tant que conseiller de Marcellin. Pour nous, le point intéressant est qu'il avait l'oreille de ses confrères cliniciens.
JEAN-PIERRE BADER
Le conseil scientifique de l'INH regroupait les grands mandarins de l'époque, Robert Debré, mais aussi le doyen Jacques Parisot son grand rival. Cela donnait une ambiance tout à fait extraordinaire. Le doyen Parisot entrait avec prestance dans le bureau de Madame Trébosc (la secrétaire générale de l'INH) et il demandait, superbe, "...Est-ce que le grand Debré est arrivé ?". Dans ce conseil, il y avait également Jacques Tréfouël, directeur de l'institut Pasteur, mais il restait effacé. Pratiquement tout était décidé par Robert Debré. Mon rôle consistait à présenter les dossiers. J'étais la petite main. Mais comme j'étais le seul à bien les connaître, je pouvais orienter les choix. La tâche du conseil scientifique était de distribuer les postes de chercheurs, mais les budgets étaient modestes. On gérait au coup par coup, des cas individuels... Rien à voir avec ce qu'est devenu l'Inserm par la suite.
En 1964, le ministre de la Santé était Raymond Marcellin, tandis qu'au ministère, il y avait un directeur général de la Santé en poste depuis la Libération, le dr. Eugène Aujaleu. Ce dernier était un personnage considérable, il avait fait avec Robert Debré la réforme hospitalière de 1958, c'est lui qui avait préparé le texte des ordonnances en concertation avec le conseil d'Etat. Donc Marcellin voulait se `débarrasser' d'Aujaleu qui le gênait et il lui a confié la tâche d'élaborer le statut de l'Inserm. Puis, en 1964, il l'a nommé directeur du nouvel organisme en même temps que Bugnard prenait sa retraite.
Il faut se souvenir que la Réforme Debré s'était faite contre 70% de l'intelligentsia hospitalo-universitaire française. La suppression du temps partiel, la fin des privilèges des patrons professeurs qui ne passaient que deux heures dans leur service par jour, tout cela a déclenché une vindicte contre Debré et par ricochet contre Aujaleu. Elle a même poursuivi ce dernier jusqu'après sa retraite puisqu'il n'a jamais pu être élu à l'Académie de médecine, malgré deux ou trois tentatives et bien que soutenu par Debré lui-même. Tout cela pour lui montrer qu'on ne lui pardonnerait jamais la façon dont il avait aidé Debré à faire sa réforme. En fait, il avait gardé de cette période-là une méfiance considérable vis-à-vis des hospitalo-universitaires, cependant, il me lavait en partie du péché originel puisque j'étais PH-PU: "vous Bader, vous êtes un cas à part". Mais le jour où il était furieux contre moi, il me disait : "vous êtes bien médecin, vous, alors !". Dans sa bouche, ce n'était pas un compliment...
ANDRE BOUE
Nous étions allés aux Etats-Unis parce qu'au Centre international de l'enfance, Robert Debré voulait que l'on étudie les causes des malformations congénitales. À cette époque, on pensait surtout aux infections virales survenues pendant les grossesses, mais j'estimais que ce n'était pas la seule méthode envisageable. J'avais lu des études américaines sur certaines anomalies chromosomiques décelées dans les embryons avortés. J'ai alors décidé d'étudier le phénomène des avortements spontanés. Aux Etats-Unis j'avais rencontré Arthur Hertig qui avait été le premier à étudier les malformations et les anomalies du développement embryonnaire. En 1964, j'ai donc réussi à convaincre Debré et, en une demi-douzaine d'années, nous avons pu étudier environ 3.000 avortements spontanés. Nous avons montré que 60% des embryons avortés étaient porteurs d'une anomalie chromosomique. Philippe Lazar faisait l'étude statistique, pendant que je continuais à travailler sur la rubéole avec la mise au point du diagnostic ainsi que sur le cytomégalovirus. Il ne faut pas oublier que sur 100 conceptions dans l'espèce humaine, 25 iront à terme et donc 75 vont disparaître dont la plupart à cause d'une anomalie chromosomique.
JEAN DAUSSET
Dans la préparation de la réforme, la proximité géographique me facilitait les choses. Le centre de transfusion de la rue Cabanel était suffisamment proche en vélo de la rue de Grenelle où se trouve le ministère de l'Éducation nationale où j'avais un bureau. En fait, au début nous étions installé dans le grand salon du ministère qu'on avait divisé en bureaux en y mettant des petits paravents. J'avais donc rédigé une lettre destinée au ministère des Finances et je la montre à mon ministre qui n'a fait qu'un seul commentaire : "faites de l'irréversible". Sur ce, il y a eu le fameux colloque de Caen (1956), organisé par Mendès et auquel j'ai participé avec Jacques Monod. Ce colloque était très important, mais ce n'est pas lui qui a déclenché la réforme puisque nous avions déjà créé notre commission de réforme de la médecine. Pour cela, il nous fallait un grand patron et Guy Vermeil, un pédiatre, nous a signalé que Debré avait déjà écrit sur la réforme. Je n'ai découvert les écrits de Debré de 1944 que très tard ! Nous avions aussi l'idée de prendre Henri Mollaret, très administratif, très pointilleux. Mais comme nous avions voté à bulletins secrets, c'est Robert Debré qui fut choisi. On s'est donc rendu en délégation rue de l'Université, j'étais le porte-parole du groupe. On lui a expliqué notre plan et il nous a presque embrassé en nous appelant ses " cadets ", il allait avoir 72 ans, l'âge de la retraite, mais il a pris les choses en main de manière fantastique. Il est évident que nous n'aurions pas abouti sans l'aide de Robert Debré. C'est à l'occasion de cette visite qu'il nous a exposé les vues que lui avaient inspirées le début de sa carrière à Strasbourg au lendemain de la Première Guerre mondiale, où il avait connu le plein temps hospitalier `à l'Allemande'. Notre groupe interministériel pour la réforme des études médicales a ainsi préparé le texte d'un décret, les rédacteurs étant deux auditeurs au Conseil d'Etat, d'abord Jacques Ribas et au final Raymond Poignant, au cours de discussions qui se tenaient le soir en shadow cabinet chez Robert Debré. La réforme a donc été pensée et écrite avant le retour de De Gaulle aux affaires, mais c'est le Général qui a signé les ordonnances créant les CHU fin 1958.
Pour hâter une réforme qui était le fruit d'une commission interministérielle, je me souviens être allé en vélo de ministères en ministères afin de faire circuler le texte. Heureusement, on était en plein été 1958. Le directeur de l'Enseignement supérieur, Gaston Berger, était en vacances. À son retour, il découvre notre projet et il se met en colère, on ne l'avait pas prévenu!
De même les quatre doyens de médecine (Montpellier, Paris, Lyon, Strasbourg) étaient farouchement hostiles au projet. Mais Debré nous avait dit de ne pas nous inquiéter et il les a mis dans sa poche. On le sait, tous les professeurs des facultés de médecine allaient devenir plein-temps hospitaliers, donc on leur enlevait leur clientèle. Debré qui connaissait bien la mentalité de ses collègues a eu la remarquable idée de leur laisser le choix de l'intégration ou non. Le résultat est que beaucoup, surtout parmi les jeunes, l'ont acceptée. Une autre difficulté était de confier des fonctions de soin à des gens qui n'avaient aucune expérience clinique, aux anatomistes par exemple !
Debré nous avait envoyé en missi dominici dans les différents Conseils de facultés, moi, Robin, etc. J'étais très jeune, arriver dans ces lieux solennels était fort intimidant. Il fallait que j'expose les grands titres de la réforme à des gens qui lui étaient totalement hostiles ! Je garde de très mauvais souvenirs de certaines de ces visites. À Toulouse, cela s'est très mal passé notamment avec le doyen Tayeau, mais les jeunes qui étaient favorables à la réforme m'ont invité à dîner. Je suis aussi allé à Nancy, à Rouen. Dans les milieux parisiens, on parlait de 'réforme communiste'... Je recevais chez moi des menaces de mort, la nuit. Mon frère et ma belle-soeur n'osaient plus dire leur nom. Henri Mollaret était devenu le chef de file de l'opposition, l'un des plus mauvais souvenirs de ma vie reste le jour où il a convoqué tous les chefs de clinique dans l'amphithéâtre de l'ancienne faculté de médecine pour que je parle de la réforme...
C'est alors que deux miracles se sont produits. Le premier est que notre texte est passé sous forme d'ordonnance le dernier jour des pouvoirs spéciaux du général De Gaulle. Si le texte avait été discuté au Parlement, il aurait probablement été bloqué par le lobby médical, il est d'ailleurs vraisemblable que la signature de De Gaulle a été obtenue du fait que Michel Debré avait été conseillé par son père. Car, second miracle, Michel Debré a été nommé premier Ministre dans les jours suivants. Il a joué un rôle très important pour la mise en application du plein temps hospitalier, notamment l'installation de laboratoires dans les Centres hospitaliers universitaires ou régionaux.
En 1958, j'ai passé l'agrégation d'hématologie afin de devenir hospitalo-universitaire. Jean Bernard était dans le jury. L'agrégation était alors quelque chose de merveilleux. On vous enfermait avec votre sujet dans la grande bibliothèque de la fac. de médecine (Bd. Saint Germain), pendant deux ou trois heures. Puis on descendait faire une heure de cours sur ce qu'on venait de préparer. Il se trouve que j'étais tombé sur la question 'transfusion sanguine'. J'ai demandé à Jean Bernard s'il avait pensé à moi, il m'a répondu que oui, néanmoins le sujet avait été tiré au hasard. Le lendemain on devait faire une autre leçon sur un autre sujet que on pouvait préparer avec des copains. On travaillait toute la nuit et on passait le lendemain devant le même jury. Mais ce n'était pas tout d'être `agrégé d'hématologie', conséquence de ma participation à la réforme Debré, on refusait de me nommer à l'hôpital. J'aime beaucoup Jean Bernard et il m'adore, mais il faut bien dire qu'il n'a eu aucun rôle dans la réforme, lui-même n'a d'ailleurs pas voulu s'intégrer. En fait, Jean Bernard est un formidable clinicien et il avait une clientèle de ville à laquelle il tenait. Cela n'empêche l'intégration de s'être très bien passée à Saint-Louis, même si elle s'est effectuée de manière progressive, dès qu'un service était libéré par un départ en retraite, il tombait dans le plein temps. En fait, j'ai dû attendre dix ans et, en mai 1968, j'ai pu être nommé agrégé grâce à lui, ce qui m'a permis d'être intégré à l'AP-HP. Mais je n'en ai pas profité très longtemps. En 1978, lorsque j'ai été nommé au Collège de France à la chaire de Claude Bernard, j'ai perdu une partie de mon statut. En effet, dans le texte des ordonnances de 1958, on avait prévu des possibilités de détachement, dans les centres de transfusion, au CNRS, etc. , tout en continuant d'être hospitalo-universitaire. Mais nous n'avions pas pensé au Collège si bien que lorsque j'ai été élu, j'ai perdu les honoraires d'hospitalier, je n'avais plus que mon salaire d'universitaire.
ALPHONSE GARDIE
A l'Association Claude Bernard, pour être tranquille, nous avons pris avec nous les deux grandes personnalités médicales qui ont entrainé les médecins des hôpitaux, à savoir L. Pasteur Valléry Radot (PVR) et Robert Debré. Ce dernier, membre du premier conseil scientifique de l'ACB était, en quelque sorte, une personnalité incontournable. Leclainche avait été son élève, comme d'ailleurs la moitié des gens de l'ACB. Mais nous avons aussi pressenti d'autres personnalités comme Robert Courrier (Collège de France) ou les doyens Binet et Favre ainsi que Louis Bugnard, le directeur de l'Institut national d'hygiène (INH). Je dois dire que le premier conseil scientifique de l'ACB était beaucoup plus actif qu'il ne l'est devenu par la suite. Les patrons hospitaliers m'aidaient à brandir l'étandard de la recherche pour obtenir le maximum de subventions.
Au début des années 1950, l'AP-HP a lancé une expérience de plein temps clinique. Une convention a été passée entre l'AP et la Caisse régionale. La décision résulte de discussions agitées entre les leaders de la Sécu, Clément Michel, le dr. Azeman, le directeur départemental de la Santé qui présidait ces réunions et l'AP-HP, Leclainche restant en retrait et moi poussant à la roue, quitte d'ailleurs à recevoir les coups car le corps médical était très hostile au projet. Les discussions tournaient autour de deux options, le 'plein-temps personnel' et le 'service plein-temps'. Mais j'ai réussi à obtenir l'accord des uns et des autres sur le 'plein temps personnel'. On avait déjà l'exemple de Pierre Mollaret qui avait adopté la formule dans son service des maladies infectieuses en s'inspirant des expériences de Gustave Roussy à l'institut du cancer de Villejuif. Avec le service personnel, tous les après-midi, un membre de l'équipe médicale, au dessus des internes, était présent. Si ce n'était un véritable service plein-temps, c'était mieux que rien. Pour réaliser ce 'plein temps personnel', j'ai obtenu de la Sécurité sociale la mise en place de lits et de consultations privées à l'hôpital. Pour cela, il fallait un décret exceptionnel élaboré en Conseil d'Etat pour autoriser l'AP-HP à avoir des lits privés. Le côté pittoresque de l'affaire est que parmi les cinq services prévus pour le plein temps'(3 de médecine, 2 de chirurgie), Mollaret étant candidat s'est vu évincé un un jour qu'il était absent de la commission. On imagine le tollé... En fait, il a été remis en place grâce au soutien de la Sécu.
Peut-être la réforme de 1958 n'aurait-elle pas pu démarrer comme elle l'a fait s'il n'y avait eu notre tentative auparavant. Vous savez que dans le même temps où nous lancions l'ACB, Robert Debré réunissait son groupe de travail sous les auspices du ministre René Billières, nous étions encore sous la quatrième République. Avec l'arrivée de De Gaulle au pouvoir et la nomination de Michel Debré, son fils, comme Premier ministre, les ordonnances de 1958 ont pu être passées rapidement : celle du 30 décembre sur la réforme hospitalière et du 31 sur la réforme des études médicales. Mais les médecins étaient loin d'être emballés par le plein temps. Reste que Mollaret qui avait été son adversaire a été assez astucieux pour leur dire : "acceptez le plein temps... sous réserve", sous réserve de l'octroi de lits privés bien entendu. Moyennant quoi, le plein temps s'est mis en place au fur et à mesure que les services hospitaliers se modernisaient. Pas chez les chirurgiens, une grande partie d'entre eux ayant refusé le nouveau dispositif, ils se sont ainsi mis eux-mêmes hors course.
Dans la réforme Debré, il y a deux fenêtres pleines, la Faculté et l'hôpital (les CHU) et une fausse, la recherche. Ce n'est sans doute pas de la faute de Robert Debré, mais plutôt celle des ministères de la Santé ou de l'Education nationale qui n'ont pas accordé les crédits nécessaires au fonctionnement de la recherche dans les CHU. On peut donc dire que la recherche médicale existe grâce au CNRS et à l'Inserm, mais aussi à Pasteur ou à l'ACB. En France, les professeurs de médecine avaient perdu l'habitude de faire de la recherche, alors qu'à l'étranger, aux Etats-Unis ou en Allemagne ou encore en Angleterre, les Facultés et les écoles restaient le ferment de la recherche. En France, c'est bien moins le cas ou alors c'est qu'il s'agit d'unités Inserm ou CNRS associés. A la suite de la réforme de 1958, Robert Debré et Jean Dausset ont bien tenté de développer quelque chose en faveur de la recherche, par exemple les 50m2 destinés au laboratoire dans les CHU, mais cela n'a pas marché. Pourquoi ? Les enseignants, beaucoup trop individualistes, n'ont pas fait bloc pour défendre la recherche médicale, moyennant quoi, le ministère des Finances ne leur a pas donné les moyens nécessaires. De plus l'Education nationale et la Santé se disputaient le pouvoir, or les hôpitaux étant désormais à cheval sur les deux administrations. A l'époque, je faisais partie d'un groupe de travail, constitué dans le cadre du Comité interministériel (chargé de la réforme de 1958) où on s'interrogeait sur le futur rôle des assistants à la fac de médecine. Le responsable du groupe, Robin, voulait un assistanat stable (enseignant-chercheur donc dépendant de l'Education nationale) alors que Debré proposait un assistanat-clinicat (i.e. temporaire, dépendant de la Santé). Ce dernier l'a emporté tandis que Robin démissionnait.
Dans l'administration, on était en pleine guerre bureaucratique, un service ne peut pas tuer l'autre, mais il peut essayer de l'écraser. A l'Education nationale, vieille administration mal gêrée, les administratifs tenaient le pouvoir et les budgets jusqu'à ce qu'en 1958, ils aient vu arriver la DGRST - cette parvenue! -, un peu comme nous même avions vu arriver la Sécurité sociale en 1945. La DGRST faisait alors de l'embauche à tout va, puis elle changeait d'objectifs et il fallait que les gens se débrouillent pour trouver de l'argent ailleurs... Bref, en secouant l'Education nationale, la DGRST semble effectivement avoir eu un rôle dans la transformation de l'INH en Inserm.
Georges Mathé avait commencé comme adjoint de Jean Bernard à Hérold, puis l'a suivi à Saint-Louis. Après avoir fait les fameuses greffes des chercheurs yougoslaves (à l'occasion l'ACB avait du lui acheter une 4cv Renault pour permettre à ses techniciennes d'aller chercher les donneurs de moëlle), il s'est brouillé avec Jean Bernard. L'ACB s'était engagé à construire un centre de recherche sur le cancer, mais nous ne savions pas trop où l'implanter. Finalement, Mathé a réussi à faire affaire à Paul Brousse à Villejuif, un hôpital revenu dans le giron de l'AP Comme crédit, il n'avait que sa rémunèration puisqu'il n'était pas médecin des hôpitaux. Mais il a su tirer des fonds de partout, de la Caisse d'Epargne de Paris, de la DGRST ou de l'Inserm. En fait, nous ne lui avons donné qu'un label et des boursiers quand nous en avions. Il faisait de la politique, fréquentant aussi bien le secrétaire général du PCF que les milieux gaullistes. En réalité, c'est la DGRST a joué le rôle le plus important dans l'installation de son Institut de cancérologie et d'immunogénétique et, lorsqu’il est devenu conseiller du ministre Raymond Marcellin, il a fait transformer l'INH en Inserm.
Quant à Eugène Aujaleu, il avait été débarqué de la Direction générale de la santé, cette fameuse 'DGS' dont il avait fait une toute puissance! Auparavant, cette direction du ministère de la Santé s'appelait 'de l'hygiène sociale'. Voici comment les choses se sont passées. Eugène Aujaleu était médecin militaire à la Salpétrière et il s'est retrouvé par hasard en Algérie en 1942, au moment du débarquement américain. Cela lui a permis de regagner la France à la Libération, d'une façon, je dirais, honorable. La Santé manquait de cadres, on a donc mis Boidet qui était un peu fatigué à la direction des hôpitaux (DH) et lui à l''hygiène sociale' qu'il a réorganisé en 'Direction générale de la santé' (DGS). Il faut reconnaitre qu'il avait d'excellentes qualités pour cela, par exemple, il lui revient d'avoir créé la 'protection maternelle et infantile' (la PMI : un réseau de dispensaires en pédiatrie). Il a ainsi fait de la DGS un instrument actif, tellement actif d'ailleurs que cela a fini par inquiéter les hospitaliers qui se sont mis à redouter qu'il ne finisse par démembrer l'hôpital. Je prendrais l'exemple des centres de transfusions sanguine qu'Aujaleu a institué au lendemain de la guerre, mais qui ne font pas partie de l'hôpital, ce qui est idiot. Il était capable de dire que Lyon avait la meilleure administration hospitalière de France, ne serait ce que pour lancer une flêche contre l'Assistance publique parisienne. Lorsque le poste de directeur des hôpitaux (DH) est devenu vacant au ministère, ces derniers ont demandé que le successeur de Boidet prenne aussi la DGS sous sa coupe, c’est dire! Comme disaient les Girondins, Aujaleu n'a eu de cesse de ramener l'AP-HP à un quatre-vingt troisième d'influence! En fait, c'est Eugène Aujaleu qui a fait disparaitre l'autonomie dont nous disposions en matière de gestion du personnel. On sait que Napoléon avait créé l'Internat au sein de l'Assistance publique de Paris. Jusqu'à la réforme Debré, le jury d'internat était formé de médecins nommés par le directeur général de l'AP-HP à l'issue, naturellement, du genre de négociations qu'on imagine entre une aristocratie (les cliniciens hospitaliers) et un pouvoir monarchique (le direction de l'AP). Sur le plan national, l'AP-HP fournissait 95% des troupes mobilisées pour le concours, ce qui est énorme. Mais, à l'occasion de la réforme Debré, à laquelle il a d'ailleurs activement participé, il a ramené l'Assistance publique dans le rang en 'nationalisant' le statut des hospitaliers.
CLAUDE GRISCELLI
La recherche médicale a eu de la peine à s'installer à l'hôpital. Il y a plusieurs raisons, mais je pense que la principale est l’absence d’autonomie des hôpitaux français, comme on dira par exemple qu'il existe une autonomie des universités. Ceci entrave les hôpitaux dans un système rigide dont il est très difficile de les faire sortir. Sans remettre en cause le couplage des hôpitaux et de l’enseignement supérieur qui a abouti à l'installation des C.H.U., je pense qu'il conviendrait d'aménager les dispositions de la réforme Debré. Le fait que l’hôpital reste sous la coupe d’une municipalité dans le cas des grandes villes (le maire est président de leurs conseils d’administration) constitue une hérésie. Dans ces conditions, comment imaginer aujourd’hui le développement régional de la recherche? Comment raisonner en termes péri-universitaires ? Un maire n’a ni le pouvoir, ni les moyens budgétaires de gérer un grand ensemble hospitalier, alors qu'un conseil général ou qu'un conseil régional pourraient le faire. De plus, comme le ministère de la Santé n'a jamais mis en oeuvre ses missions de coordination entre C.H.U. et hôpitaux généraux, il prive l'ensemble du système hospitalier de la coordination indispensable pour répartir les malades en fonction des tâches et les faire bénéficier des progrès médicaux. L'un des principaux points de la reforme Debré consistait à renforcer la formation scientifique des jeunes médecins tant la situation d'alors était peu satisfaisante. Mais pourquoi l’étudiant en médecine français s’intéresse-t-il toujours si peu à la recherche ? Je crains, qu’il ne faille là aussi évoquer l’inertie les insuffisances de la réforme hospitalière de 1958. On n’a pas su aménager la fameuse trilogie ‘soins-enseignement-recherche’ chère au pr. Debré. Quand j’ai passé le concours d’agrégation en 1976, j’ai été interrogé par le C.N.U. alors présidé par Pierre Royer. Celui-ci m’a demandé la proportion de temps que j’allais consacrer à l’enseignement, aux soins et à la recherche. J’ai répondu que je donnerai 100% de mon temps à chacun de ces trois domaines. Bien entendu, c'était un peu provocant. Il ne s’agit pas de tout faire à la fois. On peut être enseignant-chercheur, clinicien-chercheur ou clinicien-enseignant, mais il n’est pas nécessaire de partager son calendrier annuel en trois parties égales. Vous pouvez faire chaque chose tout au long de votre carrière en une ou deux dimensions.
PHILIPPE LAZAR
J'ai dû rencontrer Louis Bugnard une ou deux fois. Mais ce dont je me souviens très bien, c'est la manière dont il a veillé, paternellement, sur ma carrière. En 1964, c'est à dire quand l’Inserm a succédé à l'INH, j'ai été promu maître de recherche, au 1er janvier ! En fait, Bugnard était paternel avec tout le monde, … enfin, presque tout le monde. Il avait ses têtes et ses préférences, mais c'était “ un bon papa ”. Je me souviens qu'il avait un tiroir dans son bureau qu’il ouvrait pour donner de l’argent à ses bons chercheurs. Bugnard fonctionnait à l’intuition. Par exemple, c’est lui qui a introduit la recherche à l'INH. Il a ainsi aidé un certain nombre de grands médecins à développer la recherche de laboratoire, Jean Bernard, Jean Hamburger,... tous sous la protection de Robert Debré, des gens qui avaient compris qu'il fallait que la France développe sa recherche médicale. C'est encore Louis Bugnard qui a permis la création en 1959 d'une unité de recherche pour Daniel Schwartz, la future 'U 21' de l’Inserm. Il avait eu la volonté de développer les sciences médicales, même s'il n'avait pas envisagé d'installer l'armature administrative adéquate.
Il est vrai que Bugnard n’a pas vu venir la révolution génétique. Pour lui, et il avait des idées très arrêtées, la génétique n'était pas intéressante. C’est ainsi qu’il a traité et renvoyé durement François Jacob, qui ne nous l'a jamais pardonné. Jacob a évoqué cela lors du colloque du XXème anniversaire de l’Inserm, avec des paroles un peu dures pour la manque d'intérêt de Bugnard pour ses travaux. Je pense surtout que, pour Bugnard, la génétique devait relever davantage du CNRS que de l’INH.
Il serait intéressant de voir dans quelle mesure la création de l’Inserm s'inscrit dans la continuité de l'INH. Pour cela, il faudrait se replacer dans le contexte international de l’époque et effectuer la comparaison avec l'évolution des structures équivalentes, aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne, notamment. Il faudrait apprécier également l'importance qu'attachait le général de Gaulle à la recherche en tant qu’instrument de prestige, avec un Premier ministre, Michel Debré, partageant cette vision des choses, lui-même fils de Robert Debré, très éminent médecin et pédiatre, qui avait régné sur la médecine française pendant plusieurs décennies. Au début des années 1960, il existait donc un ensemble de circonstances favorables à la modernisation de l'INH. Notamment, une pression des très grands médecins de l'époque, Jean Bernard, Jean Hamburger, René Fauvert, Georges Mathé…, qui poussaient pour la création d'un institut de la santé, de la recherche médicale, un organisme destiné à reprendre les fonctions de l'INH, mais en les élargissant. Clairement, il s'agissait de permettre à la médecine française d'avoir sa propre recherche.
Un très grand pas avait déjà été franchi avec les ordonnances de 1958 et la création des centres hospitalo-universitaires (CHU). Mais on s'était rendu compte que les ordonnances, voulues par Robert Debré et première décision du Gouvernement de Michel Debré, n'étaient pas suffisantes pour permettre la triple fonction de soins, d’enseignement et de recherche telle qu'elle était dévolue aux CHU. Il fallait donc créer une institution capable de mobiliser des fonds pour la recherche, de créer des laboratoires, etc. L'INH était là et, tout naturellement, la création de l’Inserm s’est inscrite dans le cadre général des modifications apportées à l'appareil de la recherche publique. La réforme de 1958 a ainsi joué un rôle historique incontestable dans l'évolution de l'organisation hospitalière et universitaire française. Le fait de concentrer de grands universitaires à l'hôpital avec des fonctions de chef de service, de leur confier une mission de recherche, tout cela a permis de développer des pôles de recherche de qualité dans les CHU, et a donc stimulé le développement de l'Inserm. Je pense que Georges Mathé, le cancérologue qui était alors conseiller au Cabinet de Raymond Marcellin, ministre de la Santé, est parmi ceux qui ont fait le plus avancer la création de l’Inserm. L'organisme a donc été créé en 1964, six ans après les ordonnances de 1958, et ce n'est pas un hasard. Ainsi, l’Inserm est, d'une certaine façon, l'enfant de la réforme Debré. Que la suite ait montré que la situation était plus compliquée, qu'on ne pouvait pas simplement compter que la même personne soit à la fois enseignant, médecin et chercheur et qu'il se soit finalement développé un corps de chercheurs complémentaire de celui des universitaires, ne signifie pas que la réforme était mal adaptée. Elle était, au contraire, astucieuse dans ses perspectives, mais peut-être trop ambitieuse par rapport à la réalité.
GEORGES MATHE
Mais, un jour, je suis invité à déjeuner par Robert Debré qui me dit son intérêt pour la fonction. J'en informe le ministre qui me dit : "si (Debré) vous demande à être nommé président du conseil scientifique de l'Inserm, la réponse est non". Marcellin m'avait présenté la chose très finement en me disant que le directeur scientifique ne pouvait être que moi, ce à quoi je lui avais rétorqué que je ne pouvais pas être à la fois l'architecte et le directeur scientifique de l'institut. Il avait alors ajouté : "quand je dis 'vous', c'est 'moi' qui inaugurerait le poste, puis je vous céderai la place". Bref, pour sortir de là, j'ai fini par aller chercher Jean-François Cier le doyen de la fac de Lyon et je lui ai demandé de se présenter. Debré a été battu. Il n'a pas apprécié et il a fait recompter les voix. J'étais d'autant plus navré que j'avais toujours eu de bons rapports avec lui.
PATRICE PINELL
Du point de vue de l'historien ou du sociologue, il est intéressant de pouvoir avancer dans la compréhension de ce qu’à été le développement des sciences biomédicales et de la santé publique à l'Inserm. Suivre l’histoire d’une institution permet de voir comment évoluent les différents domaines du champ scientifique. Par exemple, à la lecture des rapports de conjoncture, on peut comprendre comment les choses évoluent d’une manière qui surprend tout le monde, comment un organisme comme l’Inserm a un mouvement propre, mais traversé en permanence par des déterminismes extérieurs aussi bien sur le plan national qu'international. Je pense qu’on ne peut pas comprendre la naissance de cet organisme sans la rattacher au projet de Robert Debré de rénover la médecine française. La création d’un plein-temps hospitalier a été un élément fondamental qui a provoqué les conditions nécessaires pour faire de la recherche. La réforme Debré a eu deux conséquences fondamentales sur la médecine française, d’une part en coupant l’élite hospitalo-universitaire du monde de la médecine libérale, elle a créé un corps de médecins hospitaliers dont les enjeux et les intérêts étaient distincts de ceux des médecins libéraux. D’autre part, en créant des conditions pour ouvrir le monde médical à d’autres univers sociaux, elle a engagé un processus de perte relative d’autonomie de la clinique dans la société.
Robert Debré qui était pédiatre et avait fait de l’affectiologie (l'un des rares secteurs où s’opère une connexion entre la clinique et les progrès de la bactériologie) a essayé de jouer sur les trois dimensions. I.e. développer la médecine sociale à côté de la clinique, par exemple avec la création de la pédiatrie sociale, des PMI. Mais s'il était le concepteur, c’est en fait Pierre Royer, un grand clinicien et un extraordinaire animal politique, qui a transformé concrètement la pédiatrie à l'hôpital des Enfants malades en y introduisant des spécialités et des laboratoires de recherche. Reste que l'introduction du temps plein hospitalier, l'élément principal de la réforme de 1958, était la condition indispensable pour introduire la biomédecine dans un système où les chefs de services étaient des libéraux. Ainsi, la réforme a contribué à faire migrer l’élite médicale du monde libéral dans le monde hospitalier. D'où l'apparition des nouveaux mandarins comme Jean Hamburger ou Jean Bernard qui n’ont eu de cesse de développer l’enseignement et la recherche, mais en étant souvent coupés des préoccupations cliniques. Être un mandarin à partir des années 1960, cela permettait d’obtenir, à côté de son service et de sa chaire, l'ouverture d'un laboratoire Inserm ou CNRS.
JEAN ROSA
Robert Debré était un visionnaire. Vous savez qu'il avait été collaborateur de Léon Bourgeois, un politicien très impliqué avant-guerre dans la Société des Nations, grâce à quoi, et contrairement à ses collègues français, il avait visité de nombreux pays étrangers. Debré avait ainsi pu découvrir la pédiatrie moderne, celle que pratiquaient les Allemands et les Suisses et qu'il avait voulu introduire dans son service de l'Hôpital des Enfants malades. Comme il ne pouvait pas compter sur les pharmaciens locaux, il avait décidé de créer son propre laboratoire d'analyses biologiques qui est devenu ensuite le premier laboratoire de recherche de biologie moderne installé en milieu hospitalier. Il l'a alors confié à l'un de ses plus brillants élèves, Georges Schapira, un éminent biochimiste sorti major au concours de l'internat. Au lendemain de la guerre, ce laboratoire n'avait aucun équivalent en France.Pour le financer, monsieur Debré avait créé une association (la SESEP) dont la gestion était assurée par monsieur Bourdeau, quelqu'un qui est devenu plus tard conseiller au cabinet du Premier ministre, son fils Michel Debré.
Après le service militaire, j'étais interne et un beau jour, je me suis décidé à aller voir Debré pour lui dire que je voulais faire de la recherche. Mais il était absent et c'est sa femme qui m'a conduit chez Schapira. En fait, madame Debré manageait l'équipe de son époux. Quand je suis entré chez Schapira, j'étais conditionné par mon environnement et j'ai dû commencer par oublier que j'étais médecin. Il m'a fallu apprendre à raisonner scientifiquement. Ainsi aux débuts, j'ai choisi des petits services qui me permettaient d'être libre l'après-midi. J'ai commencé à Garches où je n'avais rien à faire, puis je suis allé à l'hôpital Laennec. À ce moment, je suis entré chez un certain Benoit qui venait à midi dans le service et repartait juste après avoir bu son grog quotidien! Enfin, en 1955, je suis allé voir Jean Hamburger à l'hôpital Necker.
Monsieur Hamburger venait d'arriver à Necker et il constituait son équipe. Comme, j'étais l'un des médecins les 'plus biologistes' dans le milieu, il m'a proposé une place d'agrégé. À cette époque, je travaillais ma thèse de science chez Schapira, mais Hamburger ne voulait pas que je continue. J'ai hésité, j'en ai parlé à Antoine Laporte, un clinicien pur jus, qui m'a conseillé de la terminer là où je l'avais commencée. C'est alors que Schapira m'a demandé de mettre au point l'électrophorèse de l'hémoglobine, une nouvelle technique développée par les Américains que personne ne connaissait en France. J'ai donc refusé le poste d'agrégé chez Hamburger. C'était pourtant un type extraordinaire, il était plein-temps, il était toute la journée dans son service, mais il s'entendait très mal avec Debré. Ils avaient tous les deux des idées sur tout, mais pas forcément les mêmes ! Je dirais que Debré avait un mode de fonctionnement analogue à celui du président Mitterrand, il était plus 'politique' qu'Hamburger si vous voulez. De son côté, Hamburger qui avait introduit en France le rein artificiel nourrissait une véritable passion pour le développement de la recherche sur l'insuffisance rénale. Il avait été l'élève de Pasteur Valléry-Radot, qui avait fini par lui préférer Paul Milliez. Donc, au milieu des années cinquante, Hamburger avait décidé de constituer sa propre équipe. Mais ce n'est qu'avec l'arrivée de Jean François Bach qu'elle s'est réellement dotée de capacités d'investigation scientifique. En fait c'est Bach qui lui a fait comprendre l'importance de l'immunologie. Bref, après mon refus, Hamburger m'a boudé pendant quinze ans, j'étais le seul à lui avoir refusé un poste ! Puis, un beau jour, il m'a demandé de m'occuper des analyses d'acides aminés de Bach. Il est venu me voir le dimanche suivant dans mon laboratoire et ils se sont mis à faire des analyses d'acides aminés. Ils investissaient dans la protéine, alors qu'on commençait à faire des analyses de séquences d'ADN.
En fait Schapira n'avait pas voulu me laisser partir et il avait raison, son laboratoire était effectivement un endroit exceptionnel. Nous recevions des Américains, ce qui était très rare dans le milieu médical français à l'époque. C'est là qu'on avait découvert le premier signe objectif des transmetteurs de myopathies, ce qui a démarré la génétique appliquée aux maladies musculaires. Le principal des subventions du labo provenait de la 'Muscular Dystrophy Foundation'. De même, le groupe Debré-Schapira constituait pratiquement le seul laboratoire hospitalier qui disposait d'un crédit scientifique auprès des Pasteuriens. Lorsqu'on avait un problème, on allait voir Jacques Monod. C'est Monod qui a été mon directeur de thèse et c'est lui qui m'a déconseillé de la soutenir parce qu'il ne la trouvait pas bonne et il avait raison. C'est chez Schapira que j'ai commencé à m'intéresser aux anomalies de l'hémoglobine et aux maladies qui y sont liées, la drépanocytose et les thalassémies, les pathologies sur lesquelles je faisais ma thèse. Jean Bernard m'a alors demandé de venir voir ses patients à l'Hôpital Saint-Louis. J'étais ravi de cette demande, mais évidemment pas Schapira. Il ne voulait pas que je laisse tomber les lapins (le modèle animal qu'il utilisait) pour m'intéresser à l'homme. J'ai donc décidé de travailler quasi clandestinement pour Jean Bernard. Je prenais des échantillons à Saint-Louis et je les ramenais aux Enfants malades pour y travailler le dimanche.
À la fin de mon internat, ma candidature à l'INH avait été refusée parce qu'en 1958, j'avais manifesté contre le retour du général De Gaulle dans la cour de l'hôpital des Enfants malades, juste sous les yeux de madame Debré ! Robert Debré m'a rayé des cadres pendant six mois, mais en obligeant Schapira à me subventionner. Puis Debré m'a fait entrer au CNRS six mois plus tard. Pendant un an, j'ai donc été stagiaire de recherche avant de passer attaché. Ensuite, j'ai accepté un poste de 'faisant fonction' de maître de conférence en biochimie à Rouen. Pendant la semaine, je travaillais donc chez Schapira, le samedi, je donnais mes cours à Rouen et le dimanche je travaillais pour Saint-Louis. Ma femme et mes enfants s'en plaignaient, mais c'est comme cela que petit à petit j'ai appris beaucoup de choses en biochimie. En 1962, alors que j'aurais dû passer ma thèse et partir en Angleterre, le chercheur chez qui je devais aller étant parti aux Etats-Unis, je suis entré chez Piotr Slonimski à Gif-sur-Yvette. Slonimski travaillait alors sur le cytochrome 'C' de levure, la fameuse génétique mitochondriale des eucaryotes. C'est là que j'ai découvert la génétique moléculaire que j'ai ensuite appliquée à l'hémoglobine. Je vous ai dit que je m'étais intéressé à l'hémoglobine lorsque je préparais ma thèse, or la première maladie moléculaire moderne parfaitement décrite a été la drépanocytose. Comme il s'agissait d'une maladie héréditaire, il fallait que je me mette à la génétique. Mais je dirais que tout cela s'est passé par hasard ! Je n'ai pas été prophète, simplement j'ai été tiré par une succession d'événements favorables. En 1956, il y avait eu la première mutation analysée chimiquement puis deux ou trois ans plus tard, le cristallographe Max Perutz avait décrit la structure de l'hémoglobine humaine. Ces technologies appliquées à une pathologie avaient donc vingt ans d'avance (par rapport à la recherche médicale), puisqu'il faut aussi rappeler que le messager de la chaîne 'alpha' de l'hémoglobine a été le premier gène messager isolé chez l'homme.
En 1964, en tant que 'médecin prototype' de la loi Debré, j'ai été intégré dans le système hospitalier et l'on m'a confié la direction du laboratoire de biochimie de l'hôpital Saint-Vincent-de-Paul qui dépendait du CHU Cochin. J'y suis resté trois ou quatre ans pendant lesquels j'ai monté l'Institut de pathologie moléculaire de l'hôpital Cochin. Mais comme je n'étais pas le patron, certains confrères, croyant que je cherchais le pouvoir, m'en ont voulu. Mortifié, en 1969 j'ai saisi l'opportunité qui m'était offerte d'aller à Créteil dans un magnifique laboratoire et c'est comme cela que j'ai ouvert le laboratoire de biochimie du CHU Henri-Mondor. J'ai rejoint Bernard Dreyfus, un hématologue très doué qui dirigeait une unité de recherche Inserm. Très rapidement, Dreyfus m'a demandé de l'aider et mon groupe CNRS a été intégré dans le sien, ce qui nous a procuré les moyens que l'Inserm consacre à ses propres unités de recherche (UR lnserm-CNRS 91, génétique moléculaire et hématologie).
MAURICE TUBIANA
Le développement de la recherche était l’une des idées fixes de Robert Debré et il avait raison. L'idée selon laquelle les cliniciens devaient faire de la recherche s’était considérablement développée aux Etats-Unis pendant la guerre et c'est l'une des raisons pour lesquelles, avec Louis Bugnard, tous deux tenaient à ce que de jeunes médecins partent compléter leur formation aux Etats-Unis. Robert Debré, avait créé dans son service de clinique aux Enfants Malades des laboratoires de recherche fondamentale, notamment un laboratoire de recherche sur le muscle, l’une des unités de recherche les plus fécondes de l’après-guerre, dont il avait confié la direction à l'un de ses anciens internes, Georges Schapira. En fait, Georges Schapira et Jean-Claude Dreyfus, qui travaillait avec lui, avaient été choisis parce qu’outre anciens internes, ils avaient une bonne formation de biochimie. Donc, pensait Debré, ils pourraient faire le pont entre la clinique et la recherche. Cela n'a pas été totalement le cas, puisque Schapira et Dreyfus malgré leur intérêt pour la recherche clinique, n'avaient plus le temps de voir des malades. Cela au grand regret de monsieur Debré qui pensait que l'on devait mener les deux carrières en parallèle. Néanmoins, Schapira et Dreyfus, bientôt rejoint par Kruh, ont orienté leurs travaux et ceux de leurs élèves dans des domaines qui étaient importants pour la clinique, c’était déjà un point crucial. Peut-on d’ailleurs faire les deux simultanément ? Certains pensent que c’est utopique. Je ne le crois pas, voyez le cas de Pierre Corvol aujourd’hui par exemple. Le problème est que les grands patrons de l'Assistance publique géraient d’énormes services de quarante ou soixante lits, avec des consultations, des équipes d’agrégés, de chefs de clinique et d’internes, ce qui ne laissait aucune disponibilité pour l'activité de laboratoire. Robert Debré et louis Bugnard ont vu juste quand s’est posé le problème de ma carrière. Ils ont compris que si je restais à l’Assistance Publique, je n’aurais pas la possibilité de faire à la fois de la recherche et de la clinique. C’était, par contre, possible à Villejuif car l’organisation y était déjà différente, notamment avec le plein-temps hospitalier, certes mal payé, mais qui permettait d' organiser mon temps entre clinique et recherche car j’avais tout sur place et dans les mêmes locaux (le plein temps n'a été introduit à l'AP qu'en 1961). On sait que la réforme Debré s'est largement inspirée du modèle américain. Aux Etats-Unis, les grands patrons qui faisaient de la recherche n’avaient que huit ou dix lits, mais avec des crédits qui étaient ceux d’un service de cinquante lits. Je dirais donc que la recherche et la clinique ne sont pas antinomiques, mais qu'on ne peut pas faire les deux en même temps dans n’importe quelles conditions. Robert Debré avait compris qu’il fallait une unité de lieu, mais il a fallu des années pour qu’on comprenne que si c’était nécessaire, ce n’était pas suffisant.