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Philippe Lazar, intervention à la journée porte ouverte
du Comité histoire de l'Inserm, 17 janvier 2018

 

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Je voudrais d'abord vous rappeler que l'histoire a ses propres règles de fonctionnement, notamment méthodologiques et que, en l'absence de toute possibilité expérimentale, l'analyse critique et comparative de ses sources d'information est une règle d'or, dont je remarque qu'elle n'est pas toujours respectée par des historiens professionnels, ce qui n'est heureusement que l'exception (*). Donc, tout ce que je vais vous dire doit être considéré comme relevant de la catégorie des témoignages oraux tels qu'évoqués ce matin par Hélène Chambefort, c'est-à-dire comme l'expression d'une tentative de mémorisation d'un acteur évidemment privilégié entre deux et quatre décennies et vous me pardonnerez d'éventuels troubles de mémoire. Mais j'ajoute que rien de ce qui s'est passé depuis la fin de ma mission il y a une vingtaine d'années (j'ai quitté l'Inserm en 1996) ne peut être interprété comme concernant ceux qui m'ont succédé (le propre de l'histoire ne consiste-t-il pas à éviter les anachronismes ?), alors que ce qui s'est passé à l'Inserm avant que je n'en devienne directeur général a pu conditionner ce que j'ai pu y faire et je tiens ici à rendre un hommage appuyé à mes prédécesseurs. Notamment à Louis Bugnard dont j'ai été heureux d'entendre dire ce matin ce qu'il avait fait en tant que chercheur et en tant que médecin, puisqu'il était polytechnicien et médecin en même temps. Je tiens aussi à rendre hommage à Eugène Aujaleu, à Constant Burg et à Philippe Laudat qui ont transformé l'INH avec toutes ses qualités, malgré quelques insuffisances, en une véritable institution de recherche dont j'ai entendu dire ce matin qu'elle était la deuxième au monde dans ce domaine.

Nommé directeur général (DG) de l'Inserm en 1982, après la démission imprévue de mon prédécesseur, j'ai manifestement bénéficié de circonstances favorables. Le colloque national sur la recherche avait été souhaité par le nouveau président de la République, François Mitterrand, qui, quelques jours avant son élection, avait promis aux chercheurs, je cite : "de substituer au temps du mépris, celui du respect et du dialogue". Ce colloque organisé par Jean-Pierre Chevènement, ministre d'Etat de la Recherche et de la Technologie, présidé par le professeur François Gros, dont tout le monde connait les éminentes fonctions et dont j'ai eu l'honneur d'être le rapporteur général s'était terminé le 16 janvier 1982 dans l'enthousiasme. J'ai donc eu la possibilité, ayant étant nommé directeur général de l'Inserm, de mettre en pratique les principales dispositions qui y avaient été proposées. Après un travail parlementaire de plusieurs mois, cela a conduit à l'adoption de la loi d'orientation et de programmation de la recherche et du développement technologique adoptée le 15 juillet 1982. Je le signale au passage comme un bel exemple, pas si fréquent, de complémentarité entre un travail de démocratie participative et un travail de démocratie délégataire, puisque l'un s'est enchaîné à l'autre dans le respect mutuel de leurs fonctions respectives. Tout cela s'est accompagné, on ne s'en souvient pas très bien, d'une augmentation massive des budgets de la recherche (certes pas les 17% par an demandés, mais seulement 15% pendant trois ans !), ce qui n'était évidemment pas si mal et, en tout cas, propice à la réalisation de véritables réformes. Les directives du ministère de la Recherche étaient parfaitement claires : 'la recherche scientifique, disait-il, n'a de réelle légitimité que si elle est excellente, hautement compétitive par rapport à ce qui se fait dans le monde. Mais elle doit, en même temps, contribuer aux développements économique, social et culturel de la société'. L'objet du colloque était destiné à montrer que ces deux objectifs, l'excellence et le soutien au développement économique social et culturel, étaient non seulement compatible, mais parfaitement complémentaires. Ce que Martine Bungener a exprimé à ce propos dans son intervention va tout à fait dans ce sens. Les chercheurs sont des citoyens. Ils sont heureux quand ils ont l'impression que ce qu'ils font, fruit de leur passion, représente également quelque chose de concret pour leurs semblables. Convaincu que j'étais de la légitimité de ces vues, il m'appartenait donc de les traduire en termes d'organisation et de fonctionnement de l'institution dont la direction venait de m'être confiée.

J'ai été nommé directeur général de l'Inserm dans des conditions un peu particulières, puisque en tant que directeur d'administration centrale, c'est-à-dire révocable ad nutum tous les mercredis matins et, en même temps, pour l'éternité ! D'où la perception que j'avais de ma fonction. Elle pouvait durer une semaine ou éternellement. En fait, elle a duré quatorze ans et demi, ce qui m'a permis de résister aux pressions amicales exercées chaque fois qu'il y avait un changement de ministre ou de secrétaire d'Etat chargé de la Recherche, voire de premier ministre ou de président de la République. Dans cette fonction, j'étais animé par une double conviction, appliquer à la lettre les directives que je viens de rappeler, mais avec le sentiment que ne n'y parviendrais pleinement que si l'ensemble des acteurs de l'Institut se sentaient partie prenante de cette ambition, autrement dit qu'ils trouveraient des éléments personnels d'accomplissement dans sa mise en œuvre ou, en d'autres termes, comme si cette entreprise était globalement perçue comme ...'collective' (un gros mot que je répéterai éventuellement une ou deux fois au cours de mon intervention), en même temps que susceptible de favoriser l'expression de la créativité individuelle.

La recherche scientifique est une activité qui ne connait pas de frontières étatiques. Le protectionnisme en la matière, quelle que soit sa forme, y compris linguistique, est totalement illusoire. La recherche est étroitement indissociable du couple coopération - compétition et chaque équipe, chaque chercheur, a le désir impérieux et légitime de faire avant tout autre des découvertes, c'est-à-dire d'acquérir avant tout le monde des connaissances nouvelles. Mais on n'a la capacité de le faire qu'au travers d'un échange préalable de connaissances avec les pairs et, si les publication scientifiques font une évaluation sérieuse de la qualité des travaux qu'elles publient, elles sont loin d'être les seules et ne sont, sans doute, pas les mieux adaptées dans les domaines d'évolution rapide, notamment pour la recherche de pointe. Beaucoup de choses se passent d'abord de façon informelle dans ce qu'on appelle les collèges invisibles, qui associent les chercheurs qui, dans leurs pays respectifs, travaillent sur des sujets voisins. En d'autres termes, les publications scientifiques sont plutôt que des supports de transfert de connaissances, ceux de la reconnaissance des compétences de leurs auteurs. Encore faut-il les utiliser à bon escient, bien connaitre leur code de fonctionnement, ne pas en faire l'outil principal, sinon exclusif, de la gestion d'un établissement de recherche censé évaluer la qualité des chercheurs, des équipes et de leurs projets. Ainsi, l'une des premières décisions que j'ai prise lors de mon entrée en fonction a été de mettre un terme à l'activité d'un service de l'établissement qui (sur la base d'un document qui ne présentait étrangement aucun titre) énumérait le titre des revues scientifiques jugées de qualité, attribuant à chaque chercheur un certain nombre de points en fonction du nombre de ses articles et de l'ordre dans lequel il l'avait signé (3 points pour une signature en premier, 2 points pour une signature en second, 1 pour en troisième et 0 au-delà, ce qui, notez-le, révélait une parfaite ignorance de l'ordre d'importance attribué aux signatures).

J'ai donc confié la pleine responsabilité des jugements d'évaluation aux commissions scientifiques spécialisées (CSS) et au conseil scientifique (CS) de l'Inserm, c'est à dire à des collectivités d'une douzaine de membres qui, compte tenu de la diversité de leurs compétences, étaient susceptibles d'aller bien au-delà d'un simple décompte de signatures. On a parfois mis en doute la légitimité de ces instances, composées d'élus et pas seulement d'experts choisis par la direction, en fonction de leurs compétences (une caractéristique supposée dans un monde idéal où les experts seraient totalement impartiaux et, de ce fait, leurs critiques recevables). On peut penser qu'une telle procédure pouvait présenter l'inconvénient de ne pas responsabiliser la communauté scientifique concernée dans des choix qui engagent son propre avenir. Sans vouloir forcer le trait, je constate simplement que la procédure utilisée pendant toute la durée de mon mandat a fonctionné sans soulever de critiques majeures, ce qui me parait constituer un élément sérieux de sa validation a posteriori. Une des raisons qui ont contribué à assurer le succès de la méthode (et je vous livre un secret !) est ce que j'ai appelé le pouvoir de dissuasion réciproque entre les trois étapes du processus d'évaluation, c'est-à-dire l'avis consultatif des deux instances consultées (CS et CSS) et la direction générale. La commission scientifique spécialisée saisie en première instance était libre de ses choix, mais le conseil scientifique était libre de les modifier et le directeur général n'était pas tenu de suivre les avis de ce dernier. Je me suis toujours efforcé de respecter cette hiérarchie et, en particulier, s'agissant de mon propre rôle, de veiller à ne pas suivre un avis du conseil scientifique lorsque j'avais de bonnes raisons de le trouver contestable, mais cette prise de position ne pouvait qu'être exceptionnelle afin de rester acceptable. De même, le conseil scientifique ne pouvait se permettre de bouleverser systématiquement les propositions des commissions spécialisées. Le seul fait de savoir qu'à chacun de ces trois niveaux le pouvoir n'avait rien absolu, garantissait de façon très efficace la qualité des propositions, comme celles des décisions prises. Enfin, conscient des inévitables limites de mes compétences scientifiques, j'ai eu recours comme mes prédécesseurs aux conseils de collègues scientifiques de haut niveau, appartenant à des disciplines différentes de la mienne. Ce que j'estime avoir été l'originalité de ma démarche est de n'avoir jamais consulté individuellement les personnalités en question. Je les ai réunies en 'collège de direction scientifique' (CODIS) composé d'une douzaine de membres. Je voudrais là aussi saisir l'occasion qui m'est donnée aujourd'hui de rendre hommage à l'ensemble de ceux qui, pour certains d'entre eux pendant la presque totalité de mon mandat, ont accepté de consacrer bénévolement plusieurs heures par semaine à cette fonction. Je crois qu'ils ont tous gardé un souvenir heureux de ces rencontres entre fortes personnalités, ne partageant pas nécessairement les mêmes conceptions de la recherche, mais se sentant en situation de pouvoir s'exprimer librement dans un climat de respect réciproque. Toutes les décisions collectives ou individuelles que j'ai prises ont été débattues au sein du CODIS. Je dois dire que, lorsqu'elles avaient passé la barrière des débats et qu'elles avaient été acceptées, elles avaient toutes les chances d'être acceptées par le milieu.

L'une des principales difficultés que j'ai eues à affronter en prenant mes fonctions concernait la pérennité des unités de recherche (UR). Accéder à la direction d'un laboratoire de l'Inserm était alors considéré comme l'étape ultime d'une carrière, au point que certaines unités, qu'il n'était pas question de remettre en question, étaient dirigées par des personnalités atteintes par l'âge de la retraite (à l'époque, il m'est arrivé de m'entendre dire : "mais vous savez, mon unité a été évaluée l'année dernière !"). On aurait pu penser que pour remédier à cette situation, il eut suffi d'instaurer des procédures d'évaluation rigoureuses permettant de proposer la fermeture d'unités ayant cessé d'être à la hauteur de ce que l'on pouvait en attendre. Mais cette façon de faire aurait impliqué que l'on ose porter un jugement négatif sur des personnalités scientifiques qui avait rendu d'éminents services à la science. Ce n'était ni évident, ni humainement acceptable, pour ne pas dire désagréable. J'ai donc inventé ce que l'on a appelé la règle des douze ans. Dans un premier temps, cela m'a d'ailleurs valu d'être taxé de pratiquer la terreur révolutionnaire, car prêt à envoyer à l'échafaud des charretées des meilleurs chercheurs français (à l'époque, cela a été écrit dans certains organes de presse). La réalité de la règle des douze ans était évidemment très différente et elle a fini par emporter l'adhésion de la quasi-totalité du personnel de l'Inserm. Il s'agissait en fait de se rapprocher des systèmes internationaux de soutien temporaire à la recherche, tout en s'appuyant sur la stabilité, heureuse dans notre pays, des carrières individuelles, non fragilisées par les modifications fonctionnelles en question. Toute unité de recherche était créée pour une durée de quatre ans, renouvelable au maximum deux fois. Obligatoirement fermée au plus tard à l'issue de ces trois mandats. Mais rien n'interdisait alors à un directeur d'unité, si tel était son choix, de présenter un nouveau projet évalué au même titre et en comparaison avec les autres projets présentés aux instances la même année. Cette procédure a été appliquée pour la première fois trois ans après ma prise de fonction. Par la suite, environ plus de la moitié des directeurs arrivés au terme de leur mandat ont souhaité obtenir une reconduction, sur lesquels seuls deux n'ont pas été retenus. Ce dispositif de sélection a donc parfaitement fonctionné et j'ajoute que certains d'entre eux ont pu faire trois triplets de mandats, soit demeurer 36 ans en fonction.

Je n'ignore évidemment pas le rôle particulier de certains chercheurs particulièrement doués pour faire avancer les connaissances scientifiques. Mais depuis mon entrée dans la recherche en 1960 à l'INH, j'estimais que c'était une lourde erreur d'organiser un laboratoire ou un institut de recherche en ne pensant qu'aux chercheurs les plus brillants. Ils ont évidemment besoin pour exprimer pleinement leur créativité de bénéficier de la présence autour d'eux d'équipes comprenant d'autres chercheurs, des ingénieurs, des techniciens, mais aussi des personnels administratifs. Ces derniers sont essentiels au fonctionnement d'un laboratoire et leur rôle est absolument crucial au niveau d'un établissement. Je ne saurais trop insister sur ce point. Je suis persuadé que l'une des raisons pour lesquelles j'ai pu résister si longtemps aux pressions amicales que j'évoquais tout à l'heure (en tant que directeur général de l'Inserm) tient au fait que j'étais entouré d'une équipe administrative exceptionnelle, tant au niveau central que régional. Je ne peux pas citer le nom de tous mes collaborateurs, mais je veux quand même évoquer deux d'entre eux, Michel Dodet, qui a été pendant toute ma mandature un remarquable secrétaire général de l'Inserm et Françoise Sevin, hélas trop tôt disparue, qui a assuré de manière exceptionnelle la direction de l'évaluation et du financement de la recherche. La haute compétence et la loyauté de Françoise Sevin mérite un commentaire, car elle m'a permis de faire régner un climat d'extrême confiance au sein de l'organisme à propos de la question extrêmement délicate de la répartition budgétaire. L'une des caractéristiques de cet établissement (qui je crois demeure) est que la majorité de ses labos disposait de multiples sources de financement, même si à cette heureuse époque, l'Institut était en mesure de leur fournir l'essentiel de leur budget. Dès lors, il était crucial de répondre à la réalité des besoins, mais d'éviter tout gaspillage. Pas de camion tournant dans la cour au mois de décembre, afin d'obtenir la reconduction du budget de carburant de l'année suivante ! Le budget des laboratoires, dont le montant n'était pas rendu public, leur était attribué début janvier, avec la possibilité d'utiliser 90 % de la somme mise à leur disposition. Quelques mois plus tard, au début de l'été, on leur demandait si, compte tenu de l'état de leurs ressources, ils avaient vraiment besoin du déblocage du solde. Or, aussi étrange que cela puisse paraitre aujourd'hui, plus de la moitié des labos acceptaient de ne pas utiliser entièrement ce solde dont ils ne demandaient en général que la moitié. Si j'insiste un peu sur cette procédure d'ajustement budgétaire, c'est qu'elle me semble significative de l'état d'esprit que je souhaitais faire régner dans l'institution. C'est-à-dire que chacun se sente partie prenante d'une aventure (excusez encore le gros mot) ... collective. Dans cet esprit, je me suis toujours refusé à accorder des suppléments salariaux aux soi-disant meilleurs chercheurs. Je pense que les surpayer est une erreur stratégique. Qui peut décider qui sont les meilleurs et ceux qui ne sont pas considérés comme tels, ne risquent-ils pas de se dire que ce n'est pas la peine que l'on attende d'eux qu'ils s'améliorent ?

A l'origine, on sait que l'Inserm a été créé par quelques grands patrons parisiens qui l'avaient conçu comme un organisme de recherche finalisé. Mais l'organisme a sensiblement changé de statut à la suite de la Loi d'orientation de juillet 1982 qui en a fait un 'établissement public à caractère scientifique et technologique' (EPST), au même titre que les autres, dont le CNRS. Ces dispositions leur donne une de double responsabilité. On n'a pas un organisme de recherche fondamentale d'un côté et un organisme de recherches appliquées de l'autre. Désormais, on n'a que des EPST, des établissements qui ont la responsabilité de faire de la recherche de haut niveau et de veiller à ce que cette recherche puisse servir au développement économique, social et culturel de la Nation. L'Inserm n'a pas pour autant perdu sa spécificité, comme en témoigne sa double tutelle, celle du ministère de la Recherche et celle du ministère de la Santé. Mais sa qualification d'EPST évite que l'on puisse légitimement réduire son activité immédiatement et seulement applicable à la santé ou à la médecine. C'est la question de la liberté de la recherche qui a été ainsi posée. Au sein d'un organisme du type de l'Inserm, cette liberté est manifestement limitée par l'action des instances scientifiques (CSS, CS) qui sont chargées d'examiner les projets de recherche et celle des chercheurs qui doivent s'inscrire dans les finalités de l'organisme. Pour ma part, j'ai voulu veiller à ce que cette contrainte ne soit pas trop lourde. Une première mesure a consisté à modifier partiellement le champ des commissions scientifiques spécialisées, une opération envisageable tous les quatre ans au moment de leur renouvellement, de façon à éviter leur encroutement. Une deuxième mesure a consisté à créer des inter-commissions ayant la capacité d'étendre les champs disciplinaires investis par l'Institut. C'est ainsi que j'ai créé, avec l'appui précieux de Claudine Herzlich, la première inter-commission scientifique spécialisée en sciences humaines et sociales (SHS) que l'ethnologue Françoise Héritier Augé a accepté de présider. Je voudrais insister sur le fait que cette introduction des SHS était conçue à part entière. C'est-à-dire, non pas pour faire passer la pilule consistant à dire 'la recherche médicale, c'est très utile, cela va vous permettre de vous soigner', autrement dit comme un vecteur de transmission des progrès et des interrogations de la médecine, mais, au contraire, parce que nous pensions que les questions relevant de la médecine et de la santé méritaient d'être étudiées en soi, en tant que moteurs essentiels de l'évolution de la société. Enfin la troisième mesure a consisté à recommander fermement aux commissions scientifiques spécialisées de ne pas rejeter un projet de recherche de qualité, au prétexte qu'il ne serait pas tout à fait en phase avec leurs responsabilités sectorielles.

Il existe, en fait, deux formes de programmation de la recherche, la première est parfaitement légitime, la seconde pose de multiples problèmes. La première n'est pas à proprement parler une programmation de la recherche, mais plutôt d'établir les conditions de son développement. C'est le cas lorsqu'une recherche implique un investissement lourd, un équipement particulièrement onéreux ou la multiplication d'opérations de type industriel, comme dans le cas du séquençage du génome ou lorsqu'on essaye de répartir l'ensemble des activités de recherche à l'échelle du territoire national. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle j'avais créé des conseils scientifiques consultatifs régionaux (CSCRI), dont l'objet était de déposer des projets de création d'unités de recherche sur des sujets intéressant particulièrement une région, inscrits dans leur politique de développement scientifique. C'est ainsi que j'ai eu la joie de créer une unité sur la drépanocytose en Guadeloupe, tout simplement parce qu'il y avait sur place d'éminents chercheurs capables de la diriger. Je pense en particulier à son premier directeur (Guy Mérault) qui, plein d'humour, lorsqu'il embarquait à l'aéroport de Pointe-à-Pitre pour venir à Paris, proclamait : 'je pars outre-mer'. L'autre forme de programmation, plus problématique, concerne la détermination d'axes de la recherche et se traduit concrètement par la possibilité d'obtenir des financements spécifiquement. Il y a deux raisons au moins de s'interroger sur la pertinence de ce type d'actions. D'abord, elles sont inévitablement uniformisantes, parce que lorsqu'on cherche à programmer la recherche, on le fait évidemment par rapport à ce que l'on sait et je suis obligé de revenir à l'idée bien connue que les progrès authentiques en matière scientifique ne résultent pas de l'amélioration du polissage de la pierre taillée ou de l'amélioration du télégraphe Chape, mais plutôt de la qualité de chercheurs et d'équipes de recherche scientifiques qui savent mieux que quiconque et, en particulier, mieux que les politiques, où sont les fissures du mur de l'inconnu dans lesquelles on peut s'impliquer. Je suis donc extrêmement réservé quant à la sur-programmation de la recherche lorsqu'elle ne s'impose pas, sans reconnaitre pour autant qu'elle doive rester insensible à la demande sociale qui se manifeste au sujet de problèmes nouveaux, comme le sida ou le risque de transmission à l'homme des maladies à prions. Dans ce cas, la réponse ne saurait être négative et il est intéressant de rappeler ce qu'a été, en l'occurrence, la réponse de l'Inserm. S'agissant du sida, lorsque Jean-Paul Lévy au CODIS nous a fait prendre conscience de l'extrême gravité la très inquiétante contagiosité de cette pathologie, j'ai tout simplement écrit à l'ensemble des responsables d'unités et j'ai obtenu un nombre impressionnant de réponses (la moitié des unités de l'Inserm), exprimant le souhait spontané d'infléchir une partie de leur recherche dans cette direction. Tout simplement, ces directeurs savaient très bien que le sida posait un problème et ils se sont posés la question eux-mêmes. Ce qui est regrettable dans ce cas, c'est que les financements promis au plus haut niveau par la puissance publique ne se soient pas concrétisés. Et il m'a fallu fournir des efforts considérables et trois années d'insistance pour que l'on finisse par donner suite aux recommandations que j'avais faites au départ, à savoir créer une agence spécialisée, l'ANRS, d'ailleurs financée par l'Inserm de manière contestée par la Cour des Comptes. S'agissant du risque épidémique de la maladie de Creutzfeld-Jabob, j'ai souligné à quel point il était utile de prendre les mesures pour y faire face rapidement, grâce à l'insistance de quelques chercheurs heureusement indisciplinés qui s'étaient intéressés à des recherches, non programmées, sur d'étranges repliements de protéines.

Un autre constat, fait en prenant la direction de l'Inserm, montrait que plusieurs de ses laboratoires avaient une double étiquette et tout à l'heure j'ai évoqué les relations entre organismes. Je voudrais donc dire très rapidement que nous avions beaucoup de relations, en particulier avec le département des sciences de la vie du CNRS. L'intérêt pour les laboratoires était de disposer d'un double financement, mais on pouvait aussi se poser la question de savoir s'il était de l'intérêt de l'Etat d'avoir à faire une double gestion, ainsi qu'une double évaluation. Avec le directeur de département des sciences de la vie du CNRS, Roger Monier, lui aussi trop tôt disparu, nous avons essayé d'apporter un remède équilibré à cette situation contestable, non d'ailleurs sans un certain succès en ce qui concerne le partage des responsabilités de gestion. Plus délicate était la question des relations entre l'Inserm et les universités où étaient accueillis de nombreux laboratoires de l'Inserm. Pendant longtemps, les universités françaises ne s'étaient guère intéressées à la recherche, au point souvenez-vous que cela avait abouti en 1935 à la création de la 'Caisse nationale de la recherche scientifique' qui allait devenir trois ans plus tard le CNRS. Depuis, la situation avait évidemment évolué. Il était donc indispensable d'en tenir compte à l'Inserm, ce que nous avons fait en signant de nombreuses conventions avec des établissements universitaires concernant les unités de recherche qui y étaient implantées ou susceptibles de l'être. Mais il fallait aller plus loin. C'est ce que nous avons proposé à nos partenaires universitaires, en créant ce que nous avons décidé d'un commun accord des 'instituts fédératifs de recherche' (IFR), dont la vocation était d'opérer des regroupements stratégiques d'unités Inserm et de labos universitaires. Lorsque j'ai proposé cela à mon ministre de tutelle, de la Recherche, où l'on m'a répondu : "très intéressant, vous en créerez deux". Mais comme j'ai le mauvais caractère que l'on le sait, j'en ai créé une bonne quinzaine. En fait, cela a paru tellement intéressant aux pouvoirs publics que, dès l'année suivante, le ministère a pris à sa charge la création de ces instituts. Mais je tenais à souligner qu'il ne faut pas en oublier l'origine, une histoire que connait bien Yves Agid.

Je ne saurais quitter le domaine de notre coopération avec les acteurs concernés par la recherche médicale, sans dire un mot de nos relations avec le corps médical en tant que tel, qu'il s'agisse du secteur hospitalier ou du secteur libéral et, bien sûr, des associations de malades. Je me contenterais de rappeler que nous consacrions un quart de notre budget à la recherche clinique, au sens étymologique du terme, c'est-à-dire à celle qui est effectuée au lit du malade. A l'initiative de Pierre Corvol, membre du CODIS, nous avons réussi à installer ce qui existait déjà dans d'autres pays. Cela consistait à effectuer des recherches en milieu hospitalier, pour permettre, moyennant des strictes conditions d'éthique, de transférer des notions acquises dans des laboratoires de recherche et d'alimenter ceux-ci, en retour, par des investigations cliniques. Quant au secteur libéral, nous avons créé près d'une centaine de comités de coopération entre l'Inserm et les sociétés de spécialités médicales, allant même parfois jusqu'à pousser la fédération de certaines d'entre elles, notamment dans le domaine de la psychiatrie où cela a été un succès. De même, nous avons commencé à nous engager dans le domaine, alors naissant, de la coopération entre la recherche et les associations de malades ce qui, à l'époque, était loin d'aller de soi. Il y a eu heureusement de notables progrès depuis et je dois rendre hommage au travail pionnier de Dominique Donnet-Kamel.

Je voudrais aussi dire quelques mots des relations avec l'industrie. Le colloque de 1982 avait renvoyé aux oubliettes de l'histoire deux expressions du précédent président de la République (Valéry Giscard d'Estaing) évoquant 'les chercheurs en chaise longue' (cela n'avait pas beaucoup plu !) et le 'pilotage de la recherche par l'aval' (bloquant ainsi tout authentique progrès des connaissances), auxquels nous avons substitué l'idée de partenariat contractuel entre la recherche publique et les entreprises. Il y avait eu une grande manifestation de chercheurs à la fin du précédent septennat, "CNRS - Rhône Poulenc - trahison" et puis cela s'est transformé en 'Vive le partenariat CNRS-Rhône Poulenc', dès lors que nous avions changé non seulement de vocabulaire, mais aussi en défendant l'idée selon laquelle on peut trouver des éléments d'action commune dans la coopération entre des institutions qui n'ont pas la même finalité. Ce concept dépasse largement le cadre de la recherche (lourde allusion à une politique actuelle ?). Le fait de travailler ensemble n'implique en aucune manière le changement de convictions profondes. L'inter-convictionnalité permet de confronter des convictions, mais nullement de convaincre. Convaincre, c'est la description de plusieurs états compatibles, mais ce mot est dangereux en ce qu'il prend le contre-pied de l'inter-convictionnalité, c'est à dire du respect mutuel des convictions. En effet, on peut avoir des convictions différentes et viser des objectifs communs. C'est comme cela que nous avons fonctionné avec l'industrie. Je n'aurais qu'un mot à ajouter. Quand j'ai pris la direction de l'Inserm, il y avait environ 250 unités de recherche en contrats avec l'industrie. Quand je l'ai quitté, on en avait supprimé quelques-uns, mais il y en avait alors plus de 300. Cela signifie que la relation avec l'industrie ne créait aucun problème, à partir du moment où celle-ci reposait sur un partenariat contractuel, autrement dit sur des objectifs définis en commun et non sur une soumission de l'un à l'autre.

L'Inserm a, bien entendu, fortement encouragé l'ensemble de son personnel à fournir des informations au public sur les progrès de la recherche médicale et en santé. Je voudrais juste insister sur l'effort que nous avons fait pour les jeunes de ce pays et, en particulier, ceux qui n'étaient pas dans des endroits où la recherche est d'accès facile. Nous avons créé des clubs Inserm-jeunesse, le premier à Lure en Franche-Comté, qui existe toujours et qui a été suivi d'une centaine d'autres qui se réunissaient une fois par an. Les chercheurs ou les ingénieurs qui les animaient ont gardé un souvenir ému de ces rencontres d'un très bon niveau sur la conception d'un programme de recherche et les problèmes éthiques ou sociaux qui leurs sont liés. 'Last but not least', je voudrais terminer ce tour d'horizon par ce qui est peut-être l'innovation la plus importante que j'ai pu introduire à l'Inserm, l'expertise collective. Je crois que l'on ne met pas suffisamment l'accent sur le fait qu'un organisme de recherche a une double compétence. Celle à laquelle on pense d'emblée est évidemment de produire des connaissances nouvelles et de les mettre à la disposition de la société et c'est ce que je viens de vous exposer. L'autre compétence résulte du fait que, si cet organisme est réellement capable de produire des connaissances nouvelles, c'est parce qu'à un moment donné, il était au courant des connaissances existantes. Il constitue donc en soi un réservoir exceptionnel d'accès à celles-ci. Par conséquent, s'il est une erreur stratégique majeure à commettre, c'est de ne pas prendre conscience qu'un organisme de recherche fait les deux choses à la fois. La projection vers l'avenir est un domaine où il faut laisser une grande liberté aux chercheurs, sauf les contraintes matérielles déjà évoquées, car c'est eux qui savent (s'ils sont bons) dans quelle direction il faut aller. Mais, en même temps, on doit utiliser la compétence des chercheurs, toujours s'ils sont bons, pour utiliser instantanément les connaissances existantes. C'est comme cela que nous avons créé ce concept d'expertise collective. La recherche scientifique est une activité souvent ésotérique, aléatoire, à long terme, et il est bien rare que les résultats d'une recherche correspondent à ce que l'on avait imaginé au départ. Comme le disait magnifiquement François Jacob : 'toute authentique découverte laisse un temps la communauté scientifique incrédule'. Cela veut dire que ce résultat n'était pas prévu au départ. Par conséquent, une erreur stratégique majeure consiste à confondre la liberté de la recherche et, en même temps, à négliger d'utiliser instantanément les compétences des chercheurs pour effectuer des expertises. Je vais traduire cela de façon opérationnelle, en prenant l'exemple de la dangerosité de l'amiante. Celle-ci a donné lieu à une expertise collective de l'Inserm, dont j'ai vigoureusement poussé les conclusions auprès de la direction du Travail, puis de la Direction générale de la santé. Cela nous avait pris six mois. Nous avons remis le rapport un mardi après-midi, une semaine plus tard il était déposé officiellement et le mardi suivant le Conseil des ministres prenait la décision d'éradiquer l'amiante. Voilà un cas exemplaire des capacités d'expertise d'une institution de recherche, un bel exemple de transfert d'une recherche au bénéfice du développement économique, social et culturel de la société.

Je vous remercie.