Alice Lotte, l'épidémiologie de la tuberculose
S. Mouchet, J.-F. Picard - avril 2002 (source : https://histrecmed.fr/temoignages-et-biographies/temoignages)
Voir aussi : Thiaudière C., 'Apogée et déclin de l'enquête épidémiologique' (Bull. HESV, 2015)
Dans quelles circonstances êtes-vous entrée à l'INH, madame Lotte ?
Je suis née en 1913 et j’ai pris ma retraite en 1981, mais j’ai continué de travailler chez moi jusqu’en 1989 pour certaines enquêtes sur la tuberculose en Yougoslavie et en Finlande. J’ai passé l'externat en 1929 puis l'internat en 1936. A l'époque, le choix d'une spécialité était assez limité pour une femme. Un peu contre mon gré, je suis entré dans de service de gynécologie, puis j’ai eu un poste d’interne dans un service d'O.R.L. à l'hôpital Claude Bernard (Chatelier). Je suis alors allée dans le service des maladies infectieuses chez monsieur Lemierre où j’ai fini mon internat et mon clinicat. En 1942, Lemierre a présenté ma candidature à André Chevallier, le directeur de l’INH, un organisme qui venait d'être créé. A l'époque cet organisme était installé rue Cardinet (à Paris dans le 17ème ardt.) et c'est là que j'ai commencé à travailler sur les maladies infectieuses.
La section des maladies infectieuses
L'INH comportait plusieurs sections. Au début j'étais dans celle des maladies infectieuses, Chassagne avait la section de la tuberculose, celle où je suis passée ultérieurement. Pour la section de pédiatrie, il y a eu d’abord une jeune femme un peu rigide dont j’ai oublié le nom et qui n’est pas restée très longtemps, puis le docteur Alisson, un homme très fin et très cultivé. Dans la section des maladies infectieuses, nous recueillions les informations sur la poliomyélite, les maladies vénériennes, la méningite, la typhoïde, transmises au ministère de la Santé, dans des dispensaires et dans les consultations hospitalières. Chaque chef de section prenait contact avec les divers services susceptibles de fournir des informations. Pour nous aider, nous avions une secrétaire et une aide secrétaire et parfois des boursiers qui venaient irrégulièrement car ils étaient à mi-temps, donc très peu payés. A l'INH, je suis donc devenue l'une de ces chefs de sections, ce qui ne voulait rien dire car, comme nous étions mal payés, nous étions autorisés à poursuivre nos activités hospitalières. J'ai donc exercé à Tenon dans le service du pr. Marchal en cardiologie, puis à Laennec chez Etienne Bernard. Le matin nous étions donc à l’hôpital avec tout ce que cela comportait de service clinique et l’après-midi, c’était l’INH. Mais j’étais débordée et j’ai fini par demander une année de congé à l'Assistance publique. En définitive, j'ai donc choisi de travailler à l'INH. L'épidémiologie m’intéressait parce que je ne tenais pas à aller exercer à l’étranger ou en Afrique du Nord. De plus, ma sœur venait d’ouvrir une pharmacie à Paris alors que je pensais pouvoir concilier l’hôpital et l’Institut. Je m'étais rendue compte que, faute de moyens, il était impossible de faire tout son travail de clinique et d'épidémiologie consciencieusement. Le jour, après la guerre, où il a fallu faire des enquêtes qui ne se limitaient plus à Paris, mais à toute la France, voire à l’étranger, j’ai dû laisser l’hôpital alors que je venais d'être nommée chef de clinique - et bien qu'ayant passé l’assistanat des hôpitaux et réussie l'admissibilité à l'agrégation. Tout cela parce que mon patron, Etienne Bernard, avait cédé le poste qu'il me réservait à un confrère. J'ai donc cédé mon service de maladies infectieuses à Chassage qui était un collègue et ami et monsieur Chevallier m’a demandé de remplacer le responsable de la section tuberculose qui correspondait à ma spécialité.
N'avez-vous pas eu le regret de quitter la clinique ?
Bien sur. Lorsque je préparais l’assistanat des hôpitaux, j’avais été l’élève de monsieur Lemierre chez lequel on apprenait vraiment à examiner les malades. Lorsque j’ai passé le concours, les médecins hospitaliers ont relevé que je faisais de très bons diagnostics. J'ai toujours pensé qu'il fallait que le médecin aie un contact avec le malade. Il faut leur parler gentiment, ne pas leur poser d’amblée des questions difficiles. Avant de les examiner, il faut instaurer un climat de confiance. Dans des études de médecine, de mon temps, on ne parlait ni d’épidémiologie, ni de statistique, ni d’enquêtes, ni de psychologie, or je pense que tout cela est absolument nécessaire. La médecine est une affaire de communication, collective et individuelle, malheureusement les praticiens, notamment les spécialistes, sont plus ou moins formés à cela. Certains médecins commencent par demander des examens de laboratoires ou des échographies avant même d’avoir examiné les malades, c'est absurde. On dit qu'on ne peut pas tout faire et il est vrai que la question du temps est un gros problème, il faut donc choisir. Mais je crois sincèrement que si on n’a pas fait de clinique on ne pourra être ni un bon épidémiologiste, ni un bon chercheur.
Réticences médicales vis-à-vis de la déclaration obligatoire des cas de tuberculose
Quand j'ai commencé à faire de l'épidémiologie, on considérait déjà que le taux de mortalité tuberculeuse était moins intéressant que celui de morbidité. Certes ce taux de mortalité était plus élevé en France qu'en Finlande, en Hollande, voire qu'en Allemagne, mais en la matière une moyenne nationale n'a pas grande signification du fait de la taille ou de l'hétérogénéité des populations. Par contre, avec les pourcentages de cuti-réactions positives ou négatives chez les enfants, grâce à des modèles, on pouvait calculer la diminution ou l'augmentation (ce qui s'est produit pendant la guerre) des taux d'infection. Cependant, la mise en route des enquêtes de l'INH a été assez difficile. Les médecins ne comprenaient pas notre méthodologie, moyennant quoi nous recevions parfois des informations erronées, des taux de morbidité qui ne correspondaient à rien. Par exemple, certains médecins n’avaient pas compris que la population concernée par l'enquête était celle d'un secteur géographique donné et ils tenaient compte dans leurs chiffres de toute la partie de population qui avait consulté. Lorsque nous avons organisé une enquête à très longue échéance sur le devenir des primo-infections tuberculeuses, nous avons eu beaucoup de mal à trouver des collègues qui acceptent de participer à ce travail dont ils ne percevaient pas l’importance. Cela, pour ne rien dire de la difficulté à obtenir d'eux, qu'ils soient privés, hospitaliers ou de laboratoires, la déclaration des cas de tuberculose chez leurs patients. A Lyon, par exemple, nous n'avons pu obtenir que l’institut Pasteur qui s’occupait des examens bactériologiques nous déclare les cas de tuberculose bacillaire. Ce manque de communication était du, je crois, au fait qu'on on n'enseignant pas la santé publique dans les études de médecine. Malheureusement l'administration non plus ne s'intéressait guère à ces renseignements. Bugnard avait obtenu un vote rendant obligatoire la déclaration obligatoire de la tuberculose, mais la mesure n’a pas été appliquée, ce qui est proprement incroyable. Plus tard, quand Aujaleu a pris sa suite avec l'Inserm, j’ai dû me battre pour connaître les nouveaux cas de tuberculose, ceux des personnes qui n’avaient jamais été malades ou ceux d'anciens malades qui avaient rechuté.
La révolution thérapeutique
Initialement, on relevait quelques très rares cas de méningite tuberculeuse guérie spontanément, mais c’était infime (un cas sur des millions). A l’hôpital on faisait des traitements aux antibiotiques trop court parce qu’on ne savait pas manier le médicament. On était obligé de faire des injections intramusculaires et intrarachidiennes qui présentaient de nombreux inconvénients, tels des réactions fibrosiques ou des troubles auriculaires, mais avec l'isioniazide (Rimiphon) et avec les associations de médicaments, on a réussi à guérir des malades. A la fin de la guerre, à Tenon et à Laennec, j’ai soigné des tuberculoses terribles chez des déportés qui avaient des lésions énormes, des ganglions, des métastases osseuses, je me souviens notamment d'une ancienne déportée à Ravensbrück qui est restée longtemps en contact avec moi. Puis, la streptomycine a représenté un progrès sensationnel, ce médicament avait une diffusion plus rapide et on pouvait éviter les injections intrarachidiennes.
Le rôle du BCG dans la lutte anti tuberculeuse
A mon avis, ce sont les médications antituberculeuses qui ont eu le maximum d'efficacité, surtout à partir du moment où on a pu associer plusieurs médicaments donc que l'on a su prévenir les risques de contagions provoqués par les personnes dépistées. Avec Robert Debré nous avons fait dans plusieurs centres français et étrangers une enquête sur les primo-infections tuberculeuses et le risque d’infection chez l’enfant. Cela nous a permis de nous apercevoir que la protection due au BCG pouvait s’atténuer avec le temps donc qu'il était essentiel que les malades dépistés soient traités le plus rapidement possible afin de parer au risque de contagion. Mais je crois qu'en France, davantage que le BCG ce sont les médications antituberculeuses qui ont le plus contribué à éradiquer la maladie, même si celui-ci a eu une influence sur la baisse de la morbidité comme l'avait révélé une enquête de longue durée que nous avions lancé avec Louis Bugnard dans le Bas-Rhin. Parmi les enfants qui avaient reçu le BCG très jeune, i.e. à l’âge préscolaire, certains, très peu, avaient eu des incidents tuberculeux mais pas de tuberculose, alors que ceux qui n’avaient pas eu de vaccination avaient un taux de morbidité plus élevé. Vous savez que les Américains ne croyaient pas aux BCG (qui n'avait pas été inventé chez eux) et il est de fait que dans certains états comme l’Alaska, la maladie a pu être complètement éradiquée sans le vaccin, mais grâce à un dépistage de toute la population et à la généralisation des traitements préventifs.
En 1946, Louis Bugnard prend la direction de l'INH
Monsieur Bugnard était quelqu'un de très ouvert qui savait écouter et donner de bons conseils. En même temps médecin et polytechnicien, il avait des relations internationales, notamment avec les Américains. C'est lui qui a introduit la recherche l'INH et c'est grâce à lui que nous sommes devenus chercheurs ou techniciens, selon les catégories. Il a installé l'Institut rue Léon Bonnat dans le 16ème arrondissement de Paris, mais nous n'étions guère mieux lotis en matière d'espace que rue Cardinet. Certes, le bâtiment était un peu plus grand, mais les effectifs avaient aussi beaucoup augmentés. Peu à peu Bugnard s’est organisé pour que nous passions des contrats avec certains organismes. La Sécurité sociale, par exemple, commanditait des enquêtes au lendemain de la guerre. Le ministère de la Santé m'a ainsi demandé de faire une enquête sur la morbidité tuberculeuse des ouvriers égoutiers. Afin de faire une étude comparative, j’avais parallèlement organisé une enquête sur le personnel des PTT qui a permis de constater que si la morbidité tuberculeuse était plus élevée chez les égoutiers que chez les postiers, elle restait tout de même élevée chez ces derniers.
En 1964, Eugène Aujaleu transforme l'INH en Inserm
Alors qu'on avait critiqué Bugnard pour avoir développé la recherche fondamentale au détriment de l’épidémiologie, en 1968, on a reproché à Eugène Aujaleu de ne pas être suffisamment scientifique parce qu'il était médecin de santé publique! Certes celui-ci était moins scientifique que Bugnard et son arrivée à la direction de l'Inserm en a effrayé plus d'un. Il avait des colères terribles, mais je me suis rapidement rendue compte qu'il m'avait toujours soutenue. En venant de la DGS, il avait amené à l'Inserm sa collaboratrice, mademoiselle Laporte, une femme médecin très intelligente et fort distinguée qu'il a nommée directrice de la recherche médico-sociale (DRMS). En 1968, je me souviens de réunions où elle et Aujaleu se faisaient houspiller par des gens comme Stanislas Tomciewicz : "l’Inserm est un vrai bordel. Il faut crever l’abcès". Moi je défendais Bugnard, Aujaleu, et je me faisais houspiller. Bref, je garde le souvenir de 1968 comme d'un gâchis complet, des petits bonshommes qui nous insultaient, une année de perdue...
A l'Inserm, vous avez fait partie de la commission d'épidémiologie
Dans les années 1970, j’ai fait partie de la commission d’épidémiologie ainsi que d’une des commissions de coordination avec les cliniciens organisées par l’Inserm. Mais c'est aussi l'époque où la biologie moléculaire s’est développée considérablement et que cela n'a pas été une période aussi faste pour l'épidémiologie. De Constant Burg, on disait qu'il amait faire se battre les pierres entre elles ! En revanche, je me suis toujours bien entendue avec Françoise Hatton qu'il a nommé directrice de la recherche médico-sociale. Avec mon assistante Simone Perdrizet installée au Vésinet nous avions des réunions parfois difficiles avec les gens du ministère de la Santé qui ne comprenaient pas l'intérêt de poursuivre les travaux sur la tuberculose. De même, au sein de l'Inserm la statistique prenait le pas sur l'épidémiologie. Cependant je continuais de penser que pour faire de l’épidémiologie et de la recherche quelles que soient les maladies étudiées, il faut être clinicien. Sans cela, on ne peut pas comprendre les choses. Daniel Schwartz était un mathématicien extrêmement intelligent, comme P. Lellouch ou P. Ducimetière, mais il y avait certains aspects qu'il ne pouvait pas comprendre. Moi, quand je devais recueillir des informations sur la tuberculose, j'avais besoin de savoir en quoi consistait exactement la maladie. Si je devais travailler sur les maladies respiratoires chroniques, il fallait que je sache ce qu'était l’asthme ou les bronchites chroniques.