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Entretien avec Claude Rumeau-Rouquette

J-F Picard, Suzy Mouchet, le 9 juillet 2003. (source : https://histrecmed.fr/temoignages-et-biographies/temoignages

Rumeau Rouquette

Les débuts de vos recherches épidémiologiques sur les cancers

En 1953, alertés par les premiers résultats des enquêtes anglaises et américaines sur le rôle cancérigène du tabac, l'Institut national d'hygiène (INH), l'Institut Gustave Roussy (IGR) et le Serviced'exploitation industrielle des tabacs et des allumettes (Seita) s'associent pour la réalisation d'une vaste enquête dirigée par Daniel Schwartz et Pierre Denoix. Au cours de mes études médicales, j'avais suivi un enseignement de psychologie de la vie sociale qui m'avait sensibilisée aux techniques d'enquêtes. Je me suis portée volontaire pour participer à cette recherche, sans savoir le moins du monde ce qu'était l'épidémiologie. D'ailleurs, à cette époque, il était question de statistique médicale et non d'épidémiologie. Enquêtrice, j'interroge des cancéreux et des malades témoins dans les hôpitaux et je participe à l'analyse des données. Cette dernière confirme les résultats des précédentes études. De plus, elle met en évidence le rôle du tabac dans l'étiologie du cancer de la vessie et le rôle de l'alcool dans celle des cancers des voies aérodigestives supérieures. En 1956, on me confie, la réalisation d'une enquête sur l'étiologie des cancers du sein et du col de l'utérus. Celle-ci montre que les femmes atteintes d'un cancer du sein ont une plus faible parité et nous sommes parmi les premiers à trouver qu'elles ont allaité leurs enfants moins souvent et moins longtemps.

L'unité 21 de recherche statistiques

La création de l'unité 21 de recherches statistiques et son implantation à l'IGR, à Villejuif, nous donne de nouveaux moyens. En 1958, je me vois confier les recherches statistiques sur le diagnostic et le pronostic des cancers génitaux de la femme. Nous organisons, avec Monique Lé, un enregistrement systématique du suivi des malades pendant plusieurs années. Ce dernier permet de mesurer l'évolution des cancers en fonction de leurs caractéristiques cliniques et para-cliniques. C'est ainsi que l'on définit les formes rapidement é volutives des cancers du sein, à partir des données de la mammographie et de l'histologie. Les activités internationales de l'IGR se développent. Grâce à Jean Lacour, nous organisons un essai randomisé international, destiné à évaluer les effets du curage mammaire interne dans le traitement du cancer du sein. Les résultats montrent que celui-ci n'entraîne pas d'amélioration de la survie et ils marquent un tournant vers une chirurgie moins mutilante. De même, je participe avec Jean-Pierre Wolf aux recherches internationales sur les cancers qui pourraient être induits par l'irradiation du col utérin.

En 1963, vous entreprenez des recherches sur la reproduction

Ce n'est pas un changement brutal. En effet, mes recherches sur les cancers féminins se poursuivront jusque en 1975. Mais, l’unité 21 compte en 1963 une dizaine de chercheurs et une vingtaine de personnels techniques. Une diversification des thèmes de recherche s'impose. C'est le drame du thalidomide qui me pousse à m'intéresser au rôle des médicaments dans l'étiologie des malformations congénitales. La direction de l'INH m'y encourage et me confie la responsabilité de sa section pédiatrie. Dans le cadre de l'unité, je mets au point, avec Janine Goujard et une petite équipe, une enquête prospective destinée à suivre 18 000 femmes depuis le début de la grossesse jusqu'à l'accouchement. La tâche s'avère longue et difficile. Les résultats de l'étude rassurent : il n'y a pas d'effet tératogène de la quasi-totalité des médicaments, comme on le craint alors. Mais, il existe une augmentation significative du risque de malformation en cas de prise de neuroleptiques contenant des phénothiazines. Des études étrangères contemporaines conduisent à des résultats voisins. La même enquête permet, pour la première fois, de déterminer l'importance relative des facteurs de risque de mortalité périnatale, de prématurité et d'hypotrophie, avec Monique Kaminski. Certains d'entre eux sont alors peu connus, comme le fait de fumer pendant la grossesse. D'autres résultats contredisent des acquis anciens, Marie-Josèphe Saurel montre, par exemple, que le risque de prématurité est moindre chez les femmes qui exercent une profession que chez les autres. Nous allons même à contre-courant de la mode en insistant, avec Béatrice Blondel, sur les limites de l'utilisation de la notion de grossesse à haut risque. Cette étude est importante, dans la mesure où nous réussissons, pour la première fois, une vaste enquête en population, et où nous nous définissons clairement comme des épidémiologistes.

La Division de la recherche médico sociale de l'Inserm

Parallèlement, la section pédiatrie, devenue section maternité–pédiatrie se développe. En 1964, l'Inserm succède à l’INH et son nouveau directeur général, Eugène Aujaleu, renforce les sections qui sont regroupées dans une division de la recherche médico-sociale dirigée par Lucie Laporte. Des jeunes chercheurs nous rejoignent, notamment Gérard Bréart, et nous pouvons élargir le cadre desrecherches. Certaines portent sur les stérilités d'origine tubaire, d'autres sur les incompatibilités foetomaternelles ou sur le devenir des malformations cardiaques. La libéralisation de la contraception, en 1975, nous permet de réaliser une enquête prospective destinée à suivre les femmes sur une période de deux ans, qui met en évidence des effets indésirables des nouvelles méthodes. Je commence enfin à aborder les recherches portant sur les déficiences visuelles et motrices que je reprendrai vingt ans plus tard sur une plus vaste échelle.

Un premier programme de périnatalité

En 1970, je participe à la mise au point du premier programme de périnatalité qui modifie considérablement la surveillance de la grossesse et de l'accouchement et assure un meilleur développement de la recherche. Ces événements vont avoir une influence majeure sur notreévolution. Notre équipe s'investit plus complètement dans ce domaine de recherche. J'abandonne définitivement la cancérologie pour diriger, en 1975, l'unité de recherche 149 d’épidémiologie de la mère et de l'enfant, qui permet de réunir la section maternité-pédiatrie et l'équipe de l’unité 21 spécialisée dans l'étude de la reproduction. Entre 1972  et 1981, nous réalisons trois enquêtes nationales étudiant, pour la première fois, l'évolution de nombreux indicateurs de santé au cours de la grossesse et de l'accouchement. Nous décrivons la diminution importante de la mortalité périnatale, de la prématurité et de l'hypotrophie foetale, l'amélioration de la prévention et l'évolution des facteurs de risque. Nous montrons, également, l'augmentation des inégalités entre les groupes sociaux. Nous étudions la pénétration des nouvelles techniques médicales dans la population : elles pénètrent d'abord dans les classes aisées et dans les zones urbaines, puis progressivement dans les autres groupes. L'évolution se fait, en outre, selon un gradient géographique allant de l'est à l'ouest du pays. Nous analysons les facteurs de risque d'anomalies néonatales dans différentes catégories sociales et, plus particulièrement, chez les femmes les plus défavorisées où l'on rencontre les insuffisances les plus criantes de la prévention. Ces recherches sur les risques sociaux se développeront, sous la direction de Monique Kaminski, avec Béatrice Blondel, Marie-Josèphe Saurel et Monique Garrel. Au cours de la même période, l'unité créé un registre des malformations congénitales dans la région parisienne dont Janine Goujard prendra la direction. Celui-ci permet de surveiller l'évolution de la prévalence, de repérer les augmentations accidentelles et d'évaluer les effets du diagnostic intrautérin. Sa mise en réseau avec les registres français et étrangers conduit à des études nouvelles sur les facteurs de risque de malformation, notamment sur ceux qui sont liés à l'environnement. Au niveau des maternités, l'unité collabore à plusieurs recherches cliniques. Un programme commun de recherches voit le jour avec Claude Sureau, à Baudelocque. Gérard Bréart met au point un ensemble d'essais randomisés visant à évaluer les nouvelles méthodes de prévention et de soins : essais sur la surveillance des grossesses à haut risque et à bas risque, sur le déclenchement de l'accouchement et la prévention de la prématurité.... Des recherches sont conduites sur l'étiologie et le diagnostic du retard de croissance intra-utérin et sur les effets de l'hypertension maternelle. Enquêtes et essais s'appuient sur la mise en place d'un dossier informatisé. L'importance de ces recherches orientées vers la clinique conduit à implanter une partie des membres de l'unité 149 dans le voisinage de la maternité Baudelocque. En Alsace, l'unité établit de nouveaux liens. À Strasbourg, Robert Renaud l'associe à ses recherches sur le dépistage du retard de croissance intra-utérin grâce à l'échographie abdominale. À Haguenau, elle participe à un programme coopératif visant à étudier les facteurs de risque et l'évolution de la prévention dans une maternité dirigée par Jean Dreyfus. Nous sortons un peu des recherches sur la périnatalité, avec Anne Tursz, en réalisant des d'études sur les accidents de l'enfant. Celle-ci en élargit ensuite les objectifs en étudiant les problèmes liés à la pratique du sport.

Recherches vers les déficiences d'origine congénitale

En 1987, je suis arrivée au terme de mon mandat de directeur d’unité et je ne souhaite pas entamer un nouveau mandat. Gérard Bréart me succède. Bien que sollicitée par des missions d'expert, je préfère me consacrer à un axe de recherche encore orphelin. En effet, en 1990, si on excepte les malformations, l'épidémiologie des déficiences est peu développée en France et on ne dispose d'aucune donnée sur l'évolution de leur fréquence. Des résultats étrangers montrent que, en dépit des progrès de la prévention périnatale, la prévalence des déficiences d'origine congénitale ne diminue pas. Il faut vérifier s'il en va de même en France. Nous mettons au point deux enquêtes régionales successives, en collaboration avec les Commissions départementales de l'éducation spéciale. Elles portent sur les enfants nés de 1972 à 1985. La prévalence des déficiences majeures ne diminue pas, et celle des paralysies cérébrales semble augmenter. Je mets en place un réseau de recherche avec Christine Cans en Isère et Hélène Grandjean en Haute-Garonne. Celui-ci aide au développement des deux premiers registres départementaux des déficiences de l'enfant. L'ensemble de ces recherches permet d'expliquer, en partie, l'évolution paradoxale de certaines déficiences par l'augmentation de la grande prématurité et la meilleure survie des enfants ayant fait l'objet d'une réanimation néonatale.

L'enseignement de la statistique médicale

Dès 1950, Daniel Schwartz a le premier rendu la statistique familière aux médecins. C'est ainsi qu'est né le Centre de statistique appliquée à la médecine (Cesam). Au cours des années 1960, nous avons développé des cours d'application de la statistique. J'ai délibérément choisi d'enseigner les méthodes d'enquêtes épidémiologiques. À la même époque, Daniel Schwartz définit les méthodes des essais thérapeutiques avec Robert Flamant et Joseph Lellouch, tandis que ce dernier et Philippe Lazar s'attachent à l'enseignement de la statistique appliquée à la biologie. Pendant les années 1970, j'introduis en épidémiologie la distinction entre recherche explicative et recherche pragmatique décrite par Daniel Schwartz pour les essais randomisés. Ensuite, avec Gérard Bréart, nous précisons les techniques d'évaluation de la prévention dans la population générale et la pratique des essais avec randomisation des groupes. Bien entendu, tout cela conduit, l'âge venant, à devenir un expert appelé à des activités nationales et/ou internationales. J'ai ainsi été membre des commissions scientifiques spécialisées et du conseil scientifique de l'Inserm. J'ai participé, à partir de 1980, aux comités de la recherche médicale de la Communauté puis de l'Union européenne. Les premières actions concertées réunissant plusieurs laboratoires européens ont été difficiles à mettre en oeuvre. Avec Christine Chirol (directrice du département des relations internationales de l’Inserm), nous avons peu à peu incité les scientifiques français à participer à ces actions. Elles ont connu un plein développement lorsque Philippe Lazar, devenu directeur général de l'Inserm, a présidé le comité chargé de la recherche médicale à Bruxelles. C'est également à titre d'expert que j'ai participé à la mise au point d'enquêtes en Afrique, en Tunisie et au Gabon, notamment.

Comment les chercheurs vivent-ils leurs retraites ?

Les épidémiologistes que je connais la vivent plutôt bien. La retraite n'est que l'aboutissement d'une longue évolution. La période la plus féconde de la vie d'un chercheur se situe entre vingt-cinq et quarante ans, parfois un peu plus tard, dans les disciplines qui n'évoluent pas trop vite. Ensuite, il faut se consacrer de plus en plus à la gestion d'une structure de recherche, former et guider les jeunes chercheurs. L'enseignement, les fonctions d'expert prennent la relève. Lorsque l'âge de la retraite arrive, l'éméritat permet à certains d'entre nous de poursuivre des activités de formation et de terminer des travaux en cours. Ensuite, chacun évolue à son gré : quelques-uns sont pris ou repris par le plaisir d'écrire, d'autres se consacrent aux politiques de santé ou à des causes humanitaires, quelques-uns continuent de chercher, une passion dont on ne se défait pas facilement.