Entretien avec Gérard Bréart
J-F Picard, 4 février 2019, Hôpital Cochin
(source : https://histrecmed.fr/temoignages-et-biographies/temoignages)
Je suis issu d'un petit village de Normandie où les gens qui avaient fait des études, les notables, étaient médecins ou pharmaciens. Mais n'étant pas moi même d'une famille de médecins, je n'étais pas enfermé dans un choix particulier. Je n'avais aucune idée de ce qu'était un ingénieur et personne ne m'avait parlé de classes prépas. Donc mon réflexe naturel a été d'aller en médecine et je me suis inscrit à la fac de Paris en 1963. Cela pour dire que je n'avais pas de vocation médicale particulière, mais que la recherche m'a assez rapidement intéressé. Je suis donc devenu externe, puis interne à l'hôpital de Versailles. En passant d'un service à l'autre pendant mon internat de fonction, j'avais constaté que les gens du service 'A' vous disaient que ceux du service 'B' étaient nuls. Cela me rendait perplexe. Je ne m'étais pas aperçu que le service dont je venais était celui d'un assassin et je me suis dit qu'il devait bien y avoir un moyen objectif, quantitatif, d'appréhender les choses. J'étais fort en maths, j'avais fait une bonne math'élem et l'idée m'est venue de faire du quantitatif en médecine. La perspective consiste à appréhender les choses au niveau d'un ensemble et non d'un cas individuel et cela m'a conduit à préparer un certificat de statistiques appliquées à la médecine. Pour cela, je me suis inscrit au Centre d'enseignement de la médecine appliquée à la médecine (CESAM) que dirigeait Daniel Schwartz. Puis j'ai passé un certificat d'hygiène et d'action sanitaire et sociale, je suis allé suivre des cours d'économie de la santé à l'Institut médico légal tout en faisant mon certificat de bio-statistiques chez Schwartz et de biomathématiques chez Grémy.
En 1969, une fois passées les épreuves de qualification, Daniel Schwartz nous invitait à une sorte de foire à l'embauche. Il réunissait les chercheurs dans la bibliothèque du laboratoire où chacun pouvait dire moi j'ai besoin de quelqu'un pour faire ceci ou cela. Il y avait là des polytechniciens comme Pierre Ducimetière, Joseph Lellouch, Philippe Lazar, A. J. Valleron et des médecins comme Claude Rumeau, Robert Flament ou Evelyne Eschwège. En 1970, je suis donc entré dans l'équipe de Mme Rumeau au sein de l'unité 21 où elle travaillait sur le cancer. Cette unité était installé dans l'enceinte de l'hôpital Paul Brousse dans les bâtiments de l'ancien institut du cancer de Gustave Roussy où j'ai commencé à faire l'étude des pathologies au sein d'une population.
En 1970, alors qu'a été lancé un premier Plan périnatalité à la suite d'un rapport sur la solidarité nationale confié à François Bloch-Lainé. Claude Rumeau-Rouquette était chargée de développer les enquêtes afférentes à la périnatalité. Je lui ai alors dit que plutôt que de rester à Villejuif, j'aimerais continuer à travailler avec elle et c'est comme cela que nous nous sommes retrouvé à ce que l'on appelait à l'époque la 'Division de la recherche medicosociale' (DRMS) dirigée par Lucie Laporte, l'ancienne collaboratrice d'Eugène Aujaleu, le premier directeur de l'Inserm. La vocation principale de la DRMS était la tenue des statistiques sanitaires, notamment en matière de maladies infectieuses, en particulier de la tuberculose. Mais la question se posait alors de sa modernisation. Le directeur de l'Inserm, Constant Burg, avait proposé à Philippe Lazar d'en prendre la direction dans l'idée : "je ne veux voir qu'une seule tête, je ne veux plus d'un Etat dans l'Etat". Par ailleurs, il faut se souvenir qu'à l'époque on pensait que le problème des maladies infectieuses était résolu par la généralisation des antibiotiques. Mme Rumeau était d'ailleurs également convaincue que la DRMS devait se transformer et permettre à ses différentes équipes de devenir des unités de recherche Inserm à parts entières. C'est ce qui s'est passé pour la sienne (U 149, 'Epidémiologie de la mère et de l'enfant'), comme pour celles de Françoise Hatton (U 264) et de Martin-Bouyer (U. 165). Quant à la section cardio vasculaire de la DRMS, elle a rejoint l'unité Inserm de Pierre Ducimetière.
Ce premier plan périnatalité avait vocation à associer des hématologues, des obstétriciens, des pédiatres, des sages femmes et des épidémiologistes et il bénéficiait du soutien efficace de la Société française de médecine périnatale. Epidémiologiste attaché à la notion d'évènement anormal au sein d'une population, les accidents de naissance m'apparaissaient personnellement de plus en plus insupportables. Nous avons donc développé des relations avec les pédiatres du groupe Robert Debré, Alexandre Minkowski, le modernisateur de l'obstétrique française et grand pourfendeur des erreurs commises par les médecins accoucheurs ou Pierre Royer avec lequel j'ai fait une attestation d'études approfondies de biologie de la reproduction. Aux côtés de Mme Rumeau et avec Claude Sureau, le chef de service de gynécologie obstétrique à Baudelocque Saint Vincent de Paul, un homme remarquable parfaitement conscient de la nécessite de changer les pratiques obstétricales. Ce fut une période extraordinaire au cours de laquelle nous avons voulu œuvrer au rapprochement des progrès de la clinique et d'une épidémiologie axée sur les préoccupations sanitaires concernant les parturientes et leurs enfants. Mon approche de la périnatalité était grandement facilitée par l'accès dans les maternités hospitalières. Au début de ma carrière, le prématuré était un nouveau né de moins de 2 500 grammes. On parlait d'enfants débiles. Puis on a distingué les prématurés des hypotrophies (fœtus victimes d'un retard de croissance intra-utérin) et l'on a recherché les facteurs de risques de ces pathologies. Pour schématiser, les prématurités sont liées à des facteurs sociaux ou environnementaux comme le tabac et les retards de croissance à des facteurs biologiques comme l'hypertension maternelle. Dans ce dernier cas, on peut presque parler d'un rapport de causalité et l'on a fait des essais randomisés internationaux pour le vérifier, réalisés pendant plus d'une vingtaine d'années et qui ont abouti à vérifier que la prescription d'aspirine à faible dose montre que l'on peut prévenir l'hypertension et le retard de croissance de l'enfant. Mais nous avons aussi identifié d'autres facteurs de risques dans la prise en charge des femmes enceintes.
On sait que la rivalité entre l'épidémiologie considérée comme une discipline un peu ésotérique et une politique de santé publique relève d'une vieille histoire en médecine. On peut la percevoir comme l'opposition entre l'épidémiologie de terrain basée sur des analyses quantitatives et des préoccupations plus qualitatives, par exemple l'éducation sanitaire. Pour caricaturer, je pourrais évoquer cette pratique de santé publique observée au Québec qui, fondée sur la compassion, la charité chrétienne, ne disposait pas forcément des données nécessaires à une action efficace. La préoccupation de Mme Rumeau consistait précisément à rapprocher l'épidémiologie des moyens d'une politique sanitaire. Nous avions la conviction que toute mesure de prévention ne pouvait faire l'impasse sur la compréhension des mécanismes biologiques ou psycho-sociaux mis en cause.
Au début des années 1980, j'ai eu la possibilité d'aller passer une année sabbatique aux Etats-Unis. J'étais à Harvard où le chef du département d'épidémiologie, Brian Mac Mahon, l'auteur de Epidemiologic Methods (Little, Brown; 1960), était le père fondateur de l'épidémiologie moderne, c'est à dire celle qui délaisse le champ de des maladies infectieuses pour s'intéresser aux pathologies chroniques. Ce que j'ai ramené d'Harvard, c'est d'abord l'idée que l'approche statistique de Schwartz était la bonne. J'y ai aussi beaucoup travaillé avec des cliniciens sur une très grosse cohorte d'enfants prématurés et quand je suis rentré, j'ai continué à travailler dans cet esprit, en particulier avec l'équipe Sureau (essais randomisés, recherche clinique et analyses en population).
J'ai donc toujours eu le souci de travailler avec des cliniciens d'un coté et des chercheurs en sciences sociales de l'autre, de ne pas me limiter aux études populationnelles, mais de me connecter avec la recherche clinique. Evidemment, cette manière de faire n'était pas toujours appréciée dans le corps médical. A l'époque de l'internat, je me souviens de l'un de mes patrons à Versailles auquel j'avais expliqué ce que je voulais faire, me disant : "c'est dommage vous auriez pu être médecin"! Or, l'épidémiologie est une recherche comme toutes les autres, elle doit obéir à un certain nombre de critères. Prenez le problème des publications si important pour les chercheurs ? J'ai toujours considéré ce problème comme un peu irréel. Nous, en périnatalité nous avons comme possibilité de publication les journaux cliniques, mais lorsque j'ai pris la succession de Mme Rumeau à sa retraite de l'U. 149 en 1997, j'avais encore beaucoup d'interrogations au Conseil scientifique de l'Inserm : "Est-ce que ce que vous faite est réellement de la recherche ?". Il fallait expliquer qu'à partir d'hypothèses de recherche, on mettait en place les enquêtes épidémiologiques randomisées qui permettent de vérifier l'efficacité d'une technique ou d'identifier tel ou tel facteur d'anomalies.
Il y a toujours eu en France ce hiatus entre les épidémiologistes, la médecine et l'enseignement en santé publique. A l'Inserm par exemple, certains médecins-chercheurs évacuaient à la fois l'aspect clinique et l'aspect populationnel. Or, pour faire de la santé publique de manière efficace, il faut s'appuyer sur des bases solides, c'est-à-dire sur la recherche, tout en acceptant les implications que cela peut avoir. Comme j'étais, parmi les épidémiologistes ou les hommes de santé publique, quelqu'un à la fois proche des cliniciens et en même temps qui pouvait être considéré comme un chercheur, quand il a pris la direction de l'Inserm en 1996, Claude Griscelli m'a demandé d'entrer dans son Conseil de direction. Pour moi, Claude Griscelli est l'homme qui a eu le plus la volonté politique d'harmoniser le fonctionnement des sciences la vie. C'est l'époque où l'on a commencé à parler de valorisation de la recherche que ce soit en termes d'aboutissements de nouveaux médicaments ou d'actions de santé publique. Auparavant, Philippe Lazar nous incitait à donner des consultation de méthodologies dans les labos, mais il s'agissait plutôt d'améliorer la situation financière des chercheurs que de valoriser la recherche elle-même. Je me souviens des discussions de la loi Allègre (1999) sur la valorisation de la recherche censée améliorer la situation économique et augmenter le nombre d'emplois, mais provoquant les réactions de certains chercheurs disant que leur rôle consistait essentiellement à augmenter les connaissances et pas à contribuer au développement économique du pays.
En 2002, je suis passé au ministère de la Santé où je croisais assez souvent Claude Griscelli et nous avions des discussions avec Thierry Damerval et Gilles Bloch qui eux étaient à la Recherche et l'on se demandait ensemble comment améliorer l'efficience de la recherche médicale. Il s'agissait de trouver le moyen de mettre un peu de cohérence entre les organismes de la recherche publique. Au fond, ou est la différence entre l'Inserm et le CNRS ? Une solution au problème a été la création de l'Alliance pour les sciences de la vie et de la santé (AVIESAN) en 2007 et la tentative de réorganisation de la recherche pour coordonner l'action des gens concernés via l'installation d'Instituts thématiques multi organismes (ITMO). J'ai été chargé de celui dédié à la santé publique et après moi cela a été Jean Paul Moatti, puis Geneviève Chêne, mais avec Corine Alberti qui lui a succédée, on s'en éloigne un peu puisque cette dernière est plus biostatisticienne qu'utilisatrice d’études populationnelles et est donc assez éloignée de la recherche en santé publique. Quant à l'Alliance, elle s'est heurtée à de fortes résistances de la part des organismes historiques, notamment de l'Inserm sous Yves Lévy qui semblait avoir abandonné toute velléité de travailler avec les autres.
J'ai donc passé trois ans dans le cabinet des ministres de la Santé, Jean-François Mattei, Philippe Douste-Blazy et Xavier Bertrand où je côtoyais de jeunes énarques, polytechniciens ou normaliens qui préparaient leur carrière en brassant des idées très techno. J'endossais parfois les habits du vieux sage pour leur dire : "arrêtez les gars, ce n'est pas exactement comme cela que les choses se passent....". Mais il faut reconnaitre que globalement, ces gens fonctionnent plutôt bien. Certes, il m'est arrivé d'empêcher quelques boulettes. Je ne sais plus quel ministre voulait recevoir le généticien coréen (Hwang) qui avait utilisé les ovules de ses laborantines pour réaliser des expériences de clonage humain.
Mais je revendique des choses tout à fait positives comme le lancement du Plan périnatalité de 2006. Avant d'entrer dans son cabinet, Mattéi pédiatre et généticien comme Griscelli, m'avait demandé de lancer avec des confrères une mission sur la périnatalité en vue d'un nouveau plan d'intervention. Après son départ du ministère dans les conditions que l'on sait (la canicule mortifère de 2003), je suis resté au cabinet de Douste Blazy et nous avons réussi à promouvoir ce plan. Il fallait évidemment que le nouveau ministre soit d'accord, mais aussi et surtout que les services du ministère suivent et c'est ainsi que le plan périnatalité a pu démarrer. Il visait deux objectifs : assurer la sécurité des patientes et celle des nouveau-nés et permettre à chacun d’avoir des soins appropriés à leurs niveaux de risque. A sa suite, une série de décrets a établi des normes pour les centres périnataux en France, aussi en matière de personnels, en fonction du nombre d’accouchements. L'une de leurs conséquences a été la fermeture de nombreuses petites maternités qui ne correspondaient pas aux critères de qualités requis. Comme l'on sait, ceci nous a été beaucoup reproché, mais je l'assume. Prenez la parturiente qui arrive à l'hôpital de Guéret, mais où l'obstétricien est absent. On s'aperçoit qu'il y a un problème pathologique grave et l'on doit la transférer au CHU de Limoges, conclusion elle a perdu deux heures. Raisonnons autrement et je prendrais un exemple fictif, est-ce que la fille du maire de Guéret aurait choisi d'accoucher à Guéret? Je n'en suis pas sûr. C'est tout le problème de l'égalité de tous devant la qualité des soins qui suscite encore tant de débats.