VENIR À LA SOCIOLOGIE PAR LA SANTÉ PUBLIQUE, FAIRE DE LA SANTÉ PUBLIQUE EN SOCIOLOGUE
Entretien croisé avec Cécile Fournier, Gabriel Girard Le Seuil | « Actes de la recherche en sciences sociales » 2021/4 N° 239 | pages 20 à 29
Cet entretien interroge les enjeux des recherches sociologiques sur la santé dans des mondes professionnels et des institutions de santé publique, à partir de deux trajectoires profession- nelles et scientifiques : celle de Cécile Fournier, chercheuse à l’Institut de recherche et documentation en écono- mie de la santé (Irdes), et celle de Gabriel Girard, chargé de recherche à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) après un parcours dans le domaine de la santé publique au Québec. En comparant les obstacles rencontrés par ces deux chercheur·e·s et les ressources qu’elle et il ont mobilisées pour construire leurs objets de recherche dans un cadre insti- tutionnel contraint, cet entretien croisé met en évidence les enjeux des usages de la sociologie dans les recherches dites interventionnelles sur la santé, au-delà du seul champ académique, entre contribution à l’évaluation de l’action publique en matière de santé et investigation proprement sociologique des questions de santé. Cécile Fournier soutient sa thèse de médecine et obtient son Diplôme d’études spécialisées en santé publique en 2001. Après un DEA de sociologie à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) en 2002, elle travaille comme chargée de recherche à l’Ins- titut national de prévention et d’édu- cation pour la santé (Inpes) pendant une dizaine d’années avant de préparer une thèse de sociologie sur les maisons de santé pluri-professionnelles au Centre de recherche médecine, sciences, santé, santé mentale, société (Cermes3), sous la direction de Martine Bungener. Après la soutenance de sa thèse en 2015, elle devient chargée de recherche à l’Irdes, où elle poursuit ses recherches sur les pratiques dites d’édu- cation à la santé développées autour des maladies chroniques et sur diverses formes d’exercice pluri-professionnel en soins primaires. Gabriel Girard a soutenu en 2012 une thèse de sociologie à l’EHESS, préparée là aussi au Cermes3, sous la direction de Geneviève Paicheler, et portant sur les sociabili- tés homosexuelles et les enjeux de la prévention du sida en France. Militant de AIDES, il y a acquis une expérience d’intervention dans le domaine de la « santé communautaire », qu’il inter- roge dans ses recherches. En 2017, après une recherche post-doctorale à l’Institut de recherche en santé publique de l’Université de Montréal (Irspum), il devient agent de planification et de recherche à la Direction régionale de santé publique de Montréal tout en conservant un ancrage universitaire (recherche et enseignement) à l’École de santé publique de l’Université de Montréal. Depuis décembre 2019, il est chargé de recherche à l’Inserm.
Coordinatrices du dossier – Pourriez- vous revenir sur la manière dont vous êtes venu·e·s, pour l’une, de la médecine et de la santé publique à la sociologie et, pour l’autre, de la sociologie à la pratique de la santé publique ?
Cécile Fournier – Dans mes premières années d’études médicales et durant les stages d’externat à l’hôpital, j’ai été marquée par des attitudes souvent très prescriptives des soignant·e·s envers les patient·e·s, et des médecins envers les autres soignant·e·s. Mais au cours d’un stage hospitalier dans un service de diabé- tologie en 1995, j’ai découvert des pratiques émergentes portant l’éti- quette d’« éducation du patient », avec des relations plus collaboratives entre soignant·e·s et patient·e·s atteints de maladies chroniques, et aussi entre soignant·e·s de différentes profes- sions. Je trouvais que ces pratiques posaient beaucoup de questions, et c’est pour ça qu’après le concours de l’internat je ne suis pas allée vers une spécialisation clinique et que j’ai choisi une spécialisation en santé publique : j’avais envie de rendre visibles et d’analyser ces pratiques nouvelles qui me semblaient pouvoir transformer profondément l’exercice de la médecine. De plus, j’avais vécu mes années d’externat hospitalier entre 1992 et 1995 comme un enferme- ment dans un certain type de savoirs et je ne me sentais pas à l’aise dans le rôle social attendu du médecin et dans le type de relation avec les patient·e·s et les autres soignant·e·s dont j’avais été témoin à l’hôpital. La découverte de la santé publique pendant mon internat a été pour moi comme une libération et une ouverture ; puis c’est dans ces années-là que j’ai découvert la socio- logie, qui m’a apporté de nouvelles manières de penser et d’agir. J’ai fait cette double découverte au fil de stages d’internat dans des institutions d’Île- de-France très différentes : un centre hospitalo-universitaire, des bureaux du ministère de la Santé, une unité de recherche en sciences sociales2 au sein de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), le Comité français d’éducation pour la santé – qui est devenu en 2002 l’Institut national de prévention et d’éducation pour la santé (Inpes). À la fin de mon internat en 2001, j’ai d’ailleurs été embauchée à l’Inpes, et j’y suis restée presque dix ans avant de rejoindre le Cermes3 en 2010 puis l’Irdes en 2015. Pendant cette période, j’ai aussi suivi des forma- tions universitaires en santé publique puis en sociologie : Master 1 de santé publique à l’Université Paris 113 en 1997, Licence de promotion de la santé et éducation du patient à l’Université catholique de Louvain, en Belgique, en 1999, DEA de sociologie à l’EHESS en 2002 sous la direction de Patrice Pinell, et pour finir une thèse de sociologie4 à l’Université Paris-Sud de 2010 à 2015, sous la direction de Martine Bungener. Le point de vue de la sociologie sur les mondes du soin et de la santé publique m’a dessillé le regard. J’ai ensuite cherché à construire des continuités entre ces trois espaces : médecine, santé publique et sociologie. Cela nécessite d’articuler les domaines de l’action et de la recherche, et aussi de créer des ponts entre les disciplines scientifiques qui contribuent à la santé publique. C’est ce que j’ai tenté de faire à partir d’un questionnement thématique qui est le fil rouge de ma trajectoire : l’étude de pratiques qui interrogent, voire tentent de réduire certaines inégalités sociales, et dévoilent certains rapports de domination, entre médecins et patient·e·s d’une part, et entre les différent·e·s professionnel·le·s de santé d’autre part. Sur le premier volet, je travaille sur les pratiques d’« éducation du patient » proposées aux personnes atteintes de maladies chroniques, voire co-construites avec elles5. Sur le second volet, je m’intéresse à la division du travail de soin dans des organisations aujourd’hui perçues comme novatrices telles que les maisons de santé pluri- professionnelles6, ou dans des disposi- tifs expérimentaux de coopération entre médecins généralistes et infirmières7. Je cherche à comprendre les transforma- tions sociales dans lesquelles s’inscrivent ces pratiques, les reconfigurations des rôles et des frontières entre les acteurs et les actrices sociales qui les impulsent ou qui s’y engagent.
Gabriel Girard – C’est difficile pour moi de retracer une cohérence a posteriori dans mon parcours person- nel et professionnel, qui en plus se déroule dans deux contextes, la France et le Canada ! Dans mon cas, il y a un premier processus qui m’a amené de l’engagement associatif dans la lutte contre le sida, à AIDES, à la sociolo- gie au début des années 2000. J’ai été nourri des réflexions de la sociologie critique et la recherche universitaire a été pour moi un prolongement et un complément logique au militantisme. Mes premiers travaux portaient d’ail- leurs sur des thématiques au centre de mes préoccupations sociales et politiques : les enjeux associés à l’homo- sexualité et à la mobilisation collective face au VIH/sida8. Au printemps 2012, après ma thèse de sociologie menée au Cermes3 à Paris, je suis parti vivre au Québec. Je ne mesurais pas à l’époque les implications intellectuelles et profes- sionnelles de cette décision. Sur le plan professionnel, j’ai obtenu plusieurs contrats post-doctoraux à Montréal, de 2012 à 2017, autour de projets de recherche liés à la santé et à la sexualité. Ma première inscription institutionnelle en santé publique a eu lieu fin 2014, lorsque je suis devenu post-doctorant à l’Institut de recherche en santé publique de l’Université de Montréal (Irspum). Il s’agit d’un centre de recherche qui regroupe des chercheur·e·s de diffé- rents horizons disciplinaires, dont l’activité est principalement orientée vers le développement et l’évaluation des programmes et des politiques de santé. Comme l’Irspum est en lien étroit avec l’École de santé publique de l’Université de Montréal, qui forme des étudiant·e·s en maîtrise et en doctorat dans ce domaine, je suis devenu chargé de cours puis professeur « de clinique ». Avec le recul, je me dis que ma pratique de la sociologie qualitative – et ma formation « à la française » – m’ont positionné en marge des manières de faire et de penser la recherche en santé publique à l’Irspum. Au-delà de ma situation, cette marginalité vis-à-vis des opportunités de financement ou de poste permanent traduit la faible struc- turation de la sociologie de la santé au Québec, notamment au regard de champs disciplinaires comme la santé publique et la sexologie, plus appliqués, mais aussi plus normatifs. Quoiqu’il en soit, ce passage par l’Irspum a certainement facilité mon recrutement à la Direction de santé publique de Montréal à l’été 2017, après plusieurs post-docs et de nombreuses candidatures infruc- tueuses pour des postes à l’université. Autrement dit, il n’y a pas de rupture majeure, ni à l’inverse de continuité évidente, dans ce parcours de la socio- logie vers la pratique professionnelle en santé publique, mais plutôt un univers d’opportunités relativement restreint. Souvent perçu comme trop « sociologue » pour la santé publique universitaire, et trop « santé publique » pour les sociologues, j’ai finalement atterri dans une institution publique à la frontière de la recherche, de l’éva- luation et de l’intervention. Ce qui ne m’a pas empêché de passer avec succès le concours de l’Inserm en 2019.
Coordinatrices – Dans vos travaux sociologiques, comment définissez-vous la santé publique ?
Gabriel Girard – Vaste question ! De manière générale, je dirais que c’est à la fois un domaine de pratiques et de discours, qui comprend des activités d’intervention, de réglementation, de surveillance et de recherche autour de la santé des populations9. La défini- tion de ce qu’est la santé publique est fortement liée au contexte social, politique et historique de son dévelop- pement10. Ce qui m’a frappé du fait de ma trajectoire professionnelle entre la France et le Québec, c’est de constater à quel point la santé publique québé- coise est valorisée, parfois mythifiée, par les collègues français. Du point de vue des acteurs et actrices des associations de la lutte contre le sida, les approches québécoises de la santé ou de la recherche, dites « commu- nautaires », continuent d’apparaître comme un modèle à suivre. Cela n’est évidemment pas sans fondement ! Au cours des cinquante dernières années, le Québec a effectivement constitué un espace particulier d’innovation et de réflexion dans ces domaines. Mais la connaissance de l’intérieur des réalités de la santé publique au Québec permet aussi de porter un regard plus nuancé et critique. D’abord en s’apercevant que ce domaine est, comme en France, un espace de conflits qui voit s’opposer des définitions et des approches très différentes de la santé. Les tensions entre santé communautaire et santé publique en sont un bon exemple : la première mobilise une vision « par le bas », ancrée localement et qui associe les populations à la définition de leurs besoins ; la seconde est histori- quement plus institutionnelle et plus « top-down » dans ses approches. Cette distinction est un peu schématique et n’épuise évidemment pas le débat, puisqu’au Québec, les deux approches coexistent dans ce qui est appelé « le réseau public de la santé et des services sociaux ». Elles s’appuient sur des traditions théoriques proches, inspi- rées des débats étasuniens, et tendent à converger avec la montée en puissance des « politiques basées sur les preuves » (« evidence-based policies »), qui contribuent à standardiser le dévelop- pement et l’évaluation des programmes de santé. Mais il n’est pas rare que les divergences entre ces deux manières d’envisager la santé publique réappa- raissent au moment d’une réforme ou de tensions politiques11. Pour finir, je dirais qu’au Québec, la santé publique demeure un objet flou, en perpétuelle quête de légitimité en tant que discipline universitaire. Ce qui n’empêche pas qu’elle s’appuie sur des réseaux structurés et puissants, au niveau universitaire (les départe- ments ou écoles de santé publique) ou institutionnel (Institut national de santé publique du Québec, Directions régionales de santé publique). La Charte d’Ottawa pour la promotion de la santé12 de 1986 constitue aussi un référent symbolique important pour les différents acteurs et actrices dans ce domaine au Québec et au Canada. Autrement dit, aborder la santé publique au Québec m’a d’abord amené à opérer un travail de mise en perspective socio-historique pour mieux en saisir la complexité.
Cécile Fournier – Grâce à la socio- logie, j’ai pris du recul par rapport à la définition de la santé publique de l’Organisation mondiale de la santé (OMS)13 ! Elle y est présentée comme l’effort collectif organisé par la société pour protéger, promouvoir et restau- rer la santé des populations, au moyen d’actions sur le milieu et les habitudes de vie, via des services et des mesures sociales comme l’éducation à l’hygiène, ou le diagnostic précoce et le traite- ment préventif des maladies. Comme nous l’avons souligné dans un article collectif14, cette définition pose la santé et la longévité comme buts ultimes ; elle différencie l’approche de la santé publique de celle de la médecine par son objet – la santé et non la maladie – et par son approche – collective et non individuelle. Mais elle reflète mal la polysémie de l’expression, qui renvoie à la fois à un domaine d’activité, mais aussi à une réalité épidémiologique, à un champ disciplinaire et à un mode de gestion « des populations » et, par-là, à l’exercice d’un pouvoir sur ces populations, comme le rappelle Didier Fassin15. Les intervenant·e·s et chercheur·e·s en santé publique méconnaissent souvent l’approche des sciences sociales en la matière, et appréhendent la santé publique d’abord comme un objet d’étude épidémiologique et un domaine d’action publique. La socio- logie est vue par certain·e·s comme un regard complémentaire qui éclaire les pratiques des individus et les ressorts de l’action collective, mais elle peut aussi soulever la crainte d’une déconstruc- tion des pratiques et d’un jugement critique chez des professionnel·le·s qui ont une approche souvent normative de la santé et qui ont la conviction d’agir pour le bien des populations.
Coordinatrices – De manière différente, vos parcours croisent formation, pratique ou recherche en santé publique et en sociologie de la santé. Quels sont, à vos yeux, les apports de la sociologie pour la santé publique et en quoi ces deux espaces vous apparaissent complé- mentaires ou, inversement, opposés ?
Cécile Fournier – Mon but est de conduire une recherche sociologique contributive à la discipline, et qui parti- cipe en même temps à la santé publique en tant que champ disciplinaire. Je parti- cipe ainsi à des recherches appliquées qui visent à évaluer des transformations de pratiques en lien avec des expérimen- tations ou des politiques. Alors bien sûr, articuler ces approches ne va pas de soi. Premièrement, c’est délicat d’articuler une visée compréhensive, qui nécessite du temps, et une visée appliquée avec un agenda politique contraint : dans plusieurs recherches, j’ai dû m’arrêter à une première analyse descriptive pour rendre des résultats aux financeurs dans les temps demandés, et trouver du temps par la suite pour approfondir la problé- matisation et l’analyse sociologique. Deuxièmement, le champ disciplinaire de la santé publique reste dominé. Venir à la sociologie par la santé publique, faire de la santé publique en sociologue par la médecine et l’épidémiologie ; pour prendre des décisions, les acteurs et actrices institutionnel·le·s et les décideur·e·s acculturé·e·s à l’« evidence- based public health » attendent donc des données quantitatives épidémio- logiques ou économiques plutôt que des données sociologiques, dont ils ont du mal à saisir la portée, surtout quand il s’agit d’approches qualita- tives. Cela dit, c’est un peu en train de changer : j’observe que les apports de la sociologie – notamment qualita- tive – sont de plus en plus recherchés par certains financeurs, comme l’Assu- rance maladie. Troisièmement, il faut s’inscrire dans une position d’inter- face entre chercheur·e·s et acteurs ou actrices de terrain, pour construire des problématiques partagées ; ça suppose de prendre en compte à la fois les questions émanant des mondes profes- sionnels et les questions scientifiques que l’on se pose dans les disciplines des sciences sociales. C’est d’ailleurs ce que recommandent les auteur·e·s du rapport de l’Alliance thématique natio- nale des sciences humaines et sociales (Athéna)16, tout en en soulignant la difficulté ! Côté enseignement, j’interviens dans un Master 2 de recherche en santé publique avec un parcours de « recherche sur les services de santé ». Nous y formons des professionnel·le·s de santé et des jeunes chercheur·e·s de différentes disciplines aux démarches de recherche qualitative issues des sciences sociales, à côté des approches épidémiologiques et économiques. Dans ces circulations entre socio- logie et santé publique, le fait d’avoir été formée en santé publique et accul- turée à différentes modalités d’action (le soin individuel et l’action collective en santé publique) est clairement une ressource. Ma socialisation profession- nelle de médecin m’a souvent facilité l’accès au terrain et les interactions avec les professionnel·le·s, et j’ai souvent eu la possibilité de mener des observations participantes. Par exemple dans le cadre de ma thèse, pour suivre la mise en place d’un programme d’éducation thérapeutique au sein d’une maison de santé, j’ai participé à toutes les réunions sur ce sujet, en prenant des notes de recherche mais aussi, en même temps, en donnant mon avis à partir d’expé- riences antérieures, en produisant des comptes rendus de décisions pour l’équipe, en faisant des entretiens avec des patient·e·s et des professionnel·le·s pour l’évaluation du projet17... Cela apporte à la fois des clés de lecture des environnements et des contraintes dans lesquelles interagissent les acteurs et actrices, et un accès plus facile au sens qu’ils et elles donnent à leurs pratiques. De son côté, la sociologie, en permet- tant une distanciation, apporte à la santé publique une compréhension des fondements de ses pratiques et de leurs configurations historiques, l’accès à la complexité de phénomènes intriqués, une aide à la construction de questions de recherche, ou encore l’identification de transformations de pratiques et de leurs effets, attendus ou non. Entre ces deux mondes que sont la sociologie et la santé publique, je me reconnais dans le rôle de traductrice décrit par des collè- gues chercheur·e·s en sciences sociales : on manie plusieurs grammaires pour entrer en dialogue avec une diver- sité d’acteurs et d’actrices sociales, à l’interface entre les mondes intime, médical, social et politique18. Cela étant dit, l’interdisciplinarité reste délicate à construire dans un contexte où les modes de reconnaissance académique ne poussent pas à un décloisonnement et à des rencontres entre chercheur·e·s de différentes disciplines, et encore moins avec des professionnel·le·s ou des représentant·e·s des usager·ère·s du système de santé.
Gabriel Girard – Je me définis assez spontanément comme un sociologue de la santé au regard de ma formation et de mon parcours. Cette étiquette est malléable, puisqu’elle recouvre des approches méthodolo- giques et des cadres théoriques très divers, au croisement de plusieurs traditions sociologiques19. Mais elle se distingue pour moi de la santé publique sur deux aspects impor- tants : 1) le primat de l’étude empirique (qu’elle soit qualitative ou quantitative) des phénomènes sociaux reliés à la santé ; 2) la place centrale de l’analyse et de l’examen critique des phénomènes étudiés, dans le but de contribuer à la compréhension sociologique de la réalité. Dans beaucoup d’activités de santé publique, les données issues de la surveillance épidémiologique sont centrales, mais elles demeurent bien souvent essentiellement descrip- tives. Et leur interprétation reste très normative, car instrumentale et orientée en dernière instance vers l’application : intervention, campagne de communication, ou évaluation. J’identifie donc deux grands apports de la sociologie à la santé publique comme domaine de recherche. Le premier concerne l’analyse du contexte social des enjeux liés à la santé. La sociologie invite à prendre plus de recul là où des approches de santé publique très appliquée tendent souvent à isoler les pratiques ou les représentations des acteurs et actrices – qu’il s’agisse des patient·e·s, des usager·ère·s du système de santé ou des professionnel·le·s de santé. Je l’ai régulièrement constaté en pratique : l’historicisation des phénomènes ou des réalités étudiées, qui fait partie de la « boîte à outils » des sciences sociales, constitue bien souvent un angle mort des travaux des collègues de santé publique. De la même manière, l’articulation fine de plusieurs niveaux d’analyse – du plus structurel au plus individuel – constitue une plus-value de l’analyse sociologique, à rebours d’explications mécanistes du social. Mais ces deux façons de faire de la recherche ont une contrepartie majeure : il faut consacrer du temps à « cadrer » son objet de recherche, socialement, politiquement ou histori- quement. Un temps que les recherches en santé publique ne s’offrent pas toujours, notamment parce que la pression institutionnelle d’application des résultats est forte. Le second apport concerne la critique de la psychologi- sation des phénomènes sociaux20. La santé publique demeure un domaine de recherche ouvert à diverses influences disciplinaires. En ce sens, les approches sociologiques de la santé constituent un contre-point indispensable aux mécanismes de psychologisation des comportements de santé, qui vont de pair avec l’individualisation de la responsabilité. La santé publique a une dimension normative constitu- tive ; elle se doit de rester attentive aux conceptions de l’individu, mais aussi des rapports sociaux, qu’elle produit et reproduit. La sociologie a son rôle à jouer dans ce pas de côté nécessaire. Cela étant dit, les deux espaces peuvent être imbriqués. Au cours des dernières années, j’ai enseigné des cours de méthodes qualitatives en santé publique, à l’Université de Montréal. J’ai été amené dans ce cadre à puiser des ressources issues de ma formation et de mes expériences de recherches socio- logiques. Les approches qualitatives, qui sont encore minoritaires en santé publique, n’en sont pas moins indis- pensables pour saisir les problèmes de santé. Les étudiant·e·s – et les collègues qui ont soutenu l’inscription du cours dans l’offre pédagogique – y voient à juste titre un moyen de mieux saisir et d’objectiver l’expérience subjective des acteurs et actrices sociales, par exemple en matière de recours aux soins, au dépistage, à la vaccination ou à la prévention. Du coup, transmettre un « savoir-faire » de la recherche qualitative aux futur·e·s chercheur·e·s et professionnel·le·s aide à enrichir la pratique de la santé publique et sa capacité d’appréhension du monde social. Le revers de la médaille est plus implicite, mais néanmoins très concret : privilégier l’appropriation de techniques de recueils et d’analyse de données peut conduire à délaisser l’apport spécifique de la sociologie et plus largement des sciences sociales. Je l’ai constaté en tant qu’enseignant : les attentes institutionnelles sont centrées sur l’appropriation de méthodes de recherche et d’analyse de données, qualitatives en l’occurrence, parfois au détriment des considérations épisté- mologiques telles que la réflexivité du chercheur ou l’analyse des rapports de domination. Dans le cadre de ce cours, je me suis souvent retrouvé, comme sociologue, à expérimenter une forme de dissociation entre ma socialisation universitaire initiale et mon accep- tation de certaines des contraintes de la recherche en santé publique.
Coordinatrices – Quelles sont juste- ment les contraintes et les ressources liées au fait de mener des recherches dans des institutions liées à la santé publique ?
Gabriel Girard – Commençons par les ressources financières : elles sont nombreuses dans la recherche sur la santé, comparativement à d’autres domaines. Mais elles sont souvent organisées en réponse à des préoccu- pations liées à la recherche médicale, d’où l’organisation d’appels d’offres par pathologie : Alzheimer, handicaps, cancer, VIH, santé mentale, vieillisse- ment, etc. De ce fait, certain·e·s collè- gues de sciences sociales, extérieur·e·s au domaine de la santé, ont tendance à émettre des doutes sur la qualité socio- logique de nos travaux, ou du moins sur l’indépendance scientifique dans la démarche de construction de l’objet. À mon échelle, je ne me suis jamais autocensuré lors de la rédac- tion de projets de recherches soumis aux bailleurs de fonds dans mon domaine, comme l’ANRS ou Sidaction. Cependant, on sait que les comités d’évaluation sont pluridisciplinaires et que les sciences sociales y sont minoritaires. Dans ce cadre, il faut être stratégique : la clarté de l’écriture et des arguments ou la vulgarisation des concepts ont ici toute leur importance pour convaincre des non-expert·e·s. Il est aussi important de faire la preuve que le projet aura des retombées concrètes pour la connaissance d’un phénomène ou d’un problème donné. Dans la conduite de mes recherches, j’ai bénéficié de cadres scientifiques soutenants : c’était le cas durant ma thèse au Cermes3, un environne- ment dans lequel les sciences sociales de la santé ont toute leur légitimité. Ensuite, au Québec, j’ai toujours veillé à m’inscrire dans (ou à dévelop- per) des réseaux de chercheur·e·s en sciences sociales qui m’ont permis d’avoir des espaces de respiration intel- lectuelle. C’est le cas par exemple du réseau « Québec sciences sociales et santé », créé en 2013 et qui organise notamment un séminaire sur l’actualité des recherches dans ce domaine. Les contraintes sont aussi celles que l’on se fixe à soi-même, par une forme d’éthique professionnelle : dans les études sur la santé, et a fortiori pour le VIH, les attentes sociales sont fortes vis-à-vis des résultats de recherche. Ces attentes peuvent émaner des professionnel·le·s de santé, de certains décideurs, mais aussi et surtout des associations et des personnes concer- nées, qu’elles vivent avec le VIH ou non. Ce contexte oblige à envisager la diffusion des données issues de la recherche – on parle généralement de « transfert des connaissances » au Québec – dans des articles, des confé- rences, des ateliers, des expositions, etc. L’enjeu est évidemment de réussir à s’extraire du jargon et des formes scientifiquement convenues pour resti- tuer des éléments pertinents pour les acteurs et actrices sociales dans leur diversité. C’est parfois source de grand écart entre la rédaction d’un article pour une revue scientifique et l’écriture d’un billet de blog ! Ces attentes « d’utilité sociale » peuvent apparaître comme des limites à certains égards, car elles posent l’applicabilité des résultats comme un incontournable – au risque de privilégier des approches instrumentales du savoir, peu propices aux réflexions critiques. Elles ont cependant le mérite d’obliger les chercheur·e·s en sciences sociales à se poser la question du lien entre leur recherche et le reste de la société21.
Cécile Fournier – L’Irdes a une double mission de recherche appliquée et de production de données sur l’organisation des soins et les services de santé, du champ sanitaire jusqu’au champ médico-social. Mes recherches sociologiques s’inscrivent le plus souvent dans des programmes co-construits avec des chercheur·e·s d’autres disciplines (économistes, statisticien·ne·s, géographes) et des médecins de santé publique, pour évaluer la pertinence, la qualité, l’efficience d’une action, d’une organisation ou d’une politique publique. Ces programmes comprennent donc généralement, d’une part, une composante sociolo- gique visant à outiller l’analyse écono- mique et de santé publique sur laquelle portent principalement les attentes des financeurs ; la construction de l’objet est en partie orientée par ces attentes, mais en tant que chercheur·e·s, nous restons indépendant·e·s dans la démarche méthodologique et la valorisation des résultats. D’autant que ces programmes comprennent une composante sociologique autonome, construite plus librement car les finan- ceurs ne sont pas ou peu formés à ces approches, et où l’on peut avoir un objectif de connaissance proprement sociologique. C’est le cas d’un projet porté par l’Irdes qui visait à évaluer la performance des rémunérations à la coopération dans des maisons de santé pluri-professionnelles. Au-delà de documenter les pratiques profes- sionnelles pour nourrir l’analyse économique, j’ai pu développer une analyse sociologique des tensions entre les dynamiques des différents groupes professionnels exerçant au sein de ces maisons et une dynamique pluri-professionnelle émergente... Ces dynamiques se trouvant elles- mêmes bousculées de différentes manières par la logique gestion- naire associée à l’action publique et à ses instruments22. Plus généralement, on peut dire que la santé publique, en tant que pratique, porte en elle-même le risque d’instrumentaliser ou de manipuler le travail des sociologues, par exemple à travers des commandes dans lesquelles les financeurs imposent des problé- matiques ou orientent les recherches sans laisser beaucoup de marges de manœuvre. Ses praticien·ne·s peuvent aussi se trouver en situation de discréditer les approches qualitatives des sciences humaines et sociales, car le champ de la santé reste dominé par les approches quantitatives, fondées sur des preuves statistiques, issues d’approches dites « cas-témoins », voire, si possible, d’essais contrôlés randomisés23. La recherche médicale va jusqu’à tenter de s’approprier la démarche des sciences humaines et sociales en l’intégrant à un paradigme médical : c’est ce que montre la publi- cation de critères de qualité transver- saux aux études qualitatives en santé dans des revues médicales comme le Lancet24. Dans les institutions liées à la santé publique, il faut également composer avec les exigences liées aux positions institutionnelles des chercheur·e·s et des professionnel·le·s du domaine et à leurs appartenances disciplinaires et statutaires, alors que les logiques de valorisation et de reconnaissance entrent en tension : priorise-t-on des publications profes- sionnelles ou académiques, et dans quelles disciplines ? Publie-t-on seul·e ou à plusieurs ? L’analyse de projets collaboratifs de recherche mêlant santé publique et sciences sociales l’a montré : des tensions se jouent souvent autour de frontières discipli- naires, ce qui conduit à une négocia- tion permanente du rôle de chacun·e25.
Coordinatrices – En quoi la santé publique et la sociologie peuvent-elles, selon toi, dans la pratique, contribuer à modifier la réalité sociale et agir sur les inégalités de santé ?
Cécile Fournier – Les nombreuses disciplines qui contribuent à la connaissance en santé publique permettent de rendre visibles les inéga- lités sociales et spatiales de santé, dont la sociologie aide à comprendre les mécanismes de production et de repro- duction, ou au contraire d’atténuation. Dans ce domaine où l’engagement des chercheur·e·s est indissociable- ment d’ordre scientifique et politique, je pense que la santé publique doit développer un rôle de plaidoyer pour certaines approches méthodo- logiques, impliquant usager·ère·s du système de santé, professionnel·le·s de santé et chercheur·e·s de diffé- rentes disciplines, qui donnent le temps de construire des approches collectives où tou·te·s les acteurs et actrices sociales concerné·e·s sont représenté·e·s, et notamment celles et ceux dont la voix est la moins audible. La sociologie apporte selon moi des connaissances et des outils permet- tant aux personnes concernées de s’engager davantage dans ce dialogue et ce rôle de plaidoyer, pour peser plus fortement sur les décisions politiques qui ont un impact sur la santé des populations, au-delà d’ailleurs du seul ministère qui en a la charge.
Coordinatrices – On parle beaucoup, au Québec, d’approche « communautaire » dans les domaines de la santé et de la recherche. En quoi, selon toi, peut-elle contribuer à modifier la réalité sociale et agir sur les inégalités de santé ?
Gabriel Girard – La santé « communautaire » constitue en effet un domaine d’intervention et de réflexion très légitime au Québec. Il s’agit d’une approche attentive aux réalités spécifiques de certaines populations, du fait des discriminations ou des inégalités sociales auxquelles elles font face. Mais la santé communautaire porte également une visée stratégique de réduction des injustices, à travers la participation populaire aux décisions et aux interventions. Bien entendu, la notion de « communauté » ne revêt pas les mêmes significations en France, où elle fait l’objet de controverses majeures. D’ailleurs, lorsque les expériences nord-américaines sont discutées en France, on parle volontiers de « community organizing », l’anglais permettant d’euphémiser la portée politique du terme26. Dans le domaine de la recherche, l’approche que je privilégie définit la communauté comme une échelle où se jouent des expériences partagées (de l’oppression, d’un territoire géogra- phique, du rapport aux institutions, etc.), sans nier l’hétérogénéité sociale des groupes concernés. Par exemple, le terme s’applique bien aux homosexuels masculins mais les femmes séropositives constituent aussi à leur manière une communauté d’expérience. La recherche communautaire est l’une des formes de la recherche participa- tive, qui positionne les premier·ère·s concerné·e·s au centre du processus d’enquête : de l’identification des problèmes, à la collecte des données et à leur analyse, ils et elles sont toujours présent·e·s ou représenté·e·s27. La recherche communautaire n’est pas l’apanage de la santé publique, mais cette approche s’y est développée très fortement, notamment dans le domaine du VIH. On trouve ici un héritage de la mobilisation exceptionnelle des malades, dans les années 1980 et 1990, que traduit le slogan « Rien sur nous sans nous ». La recherche communau- taire s’est progressivement institution- nalisée en Amérique du Nord, avec des revues dédiées, des opportunités de financement et de carrière spécifiques. Avec toutes ses limites – dont je ne discuterai pas ici en détail – elle constitue un bon exemple d’implica- tion citoyenne dans et par la recherche. Ces questions ont souvent été débat- tues en sciences sociales ; elles trouvent ici une traduction exigeante d’un point de vue méthodologique, mais aussi une traduction concrète.